Les années 60 et 70 : le second Âge d’Or des Juifs au cinéma
A partir de 1960, on assiste à des changements colossaux au niveau de la société et de la politique américaine. D’une part, le Mouvement pour les Droits Civiques en faveur de l’égalité des Noirs avec les autres citoyens américains fait souffler un vent d’espoir et de révolte, créant une atmosphère d’ouverture face aux autres groupes ethniques. D’autre part, les Juifs se trouvent dans une position plus confortable. Ils sont plus sûrs d’eux et plus visibles dans tous les domaines de la vie américaine. Les studios sont, dès lors, plus enclins à mettre en scène des personnages dont la judéité est assumée pleinement et des histoires juives. Certains réalisateurs tournent leur regard vers le nouvel État israélien. C’est ainsi que voit le jour le film Exodus (1960) de Otto Preminger, un (très) long métrage mettant en scène la naissance d’Israël ainsi que, pour la première fois, des survivants de la Shoah. Dans ce film, les Juifs sont largement reconnaissables et représentés comme des héros.
Au cours des années 60, on voit apparaître de nombreux personnages juifs, notamment dans des rôles principaux, ce qui n’était plus arrivé depuis les années 20, mais aussi dans des rôles secondaires. A tel point que l'historienne du cinéma Patricia Erens considère les années 60 et 70 comme le second Âge d’Or des Juifs à l’écran. De plus, une grande partie de ces personnages sont joués par des acteurs et actrices juifs.
Si, au début des années 60, l’identité juive est encore relativement masquée et les personnages juifs sont encore joués majoritairement par des non-juifs, à la fin de la décennie, l’appartenance au judaïsme est mise en avant et la vie privée des Juifs, leurs difficultés et leurs rapports aux arts sont largement explorés par le cinéma américain.
Dans les années 60 et 70, la comédie est le genre le plus prisé et les réalisateurs juifs recourent énormément à l’autodérision, à tel point que les observateurs craignent que cela renforce l’antisémitisme dans la vie réelle. Les drames, quant à eux, se focalisent surtout sur la souffrance des Juifs en Europe et la Shoah. Si le conflit familial est aussi présent que dans les années 20, sa résolution est moins courante car un gouffre sépare souvent les enfants des parents. Le cinéma des années 60 se positionne clairement en faveur des enfants en quête d’émancipation alors que les parents sont souvent caricaturés et affublés de ridicule.
1. La mère juive dominatrice et tyrannique
A partir de la fin des années 50, on note à la fois une diminution de l’autorité et de l’importance du père au sein du noyau familial, comme mentionné précédemment (il devient plus faible et tend même à disparaître), et une dégradation de l’image de la femme juive, et notamment de la mère juive.
En effet, si celle-ci est plutôt représentée comme gentille et affectueuse au début du XXe siècle, dans les années 60, elle manifeste un besoin constant de contrôle et de domination. Même si les mères juives occupaient déjà une place prédominante dans la vie de leurs enfants durant les décennies précédentes, l’amour qu’elles manifestaient à leur égard est beaucoup moins palpable. Dans La Fureur d’Aimer (1958), comme dans Goodbye Colombus (1969), les mères juives sont manipulatrices. Elles soignent également leur look, ce qui contraste avec leur homologue d’antan. Ce changement d’attitude à l’égard de leur propre personne est lié à leur ascension sociale ainsi qu’à leur désir de ressembler à ses voisins américains.
Les fils élevés par ces mères sont surprotégés, névrotiques et émasculés : des fils à maman manquant cruellement de confiance en eux et d’autonomie. L’archétype de la mère juive culpabilisante, indiscrète, manipulatrice et étouffante résiste au cours des décennies suivantes.
Selon le Dr Patricia Erens, le besoin des mères juives de surprotéger leurs enfants est issu de leur expérience de la Shoah. Cependant, dans la société américaine, l’homme accroché aux jupons de sa mère est mal considéré. Le fils tente donc de se libérer de son carcan, mais elle s’y cramponne davantage encore, de peur qu’il s’éloigne trop. Cette attitude des mères envers leurs fils amène ces derniers à vouloir s’en émanciper. C’est une tendance de nombreux films tels que Where’s Poppa ? (1970) et Portnoy’s Complaint (1972).
Toutefois, on rencontre tout de même encore des mères aimantes répondant au modèle des années 1920-1930, comme dans le film Next Stop Greenwich Village (1976), ce qui n’empêche pas le fils de vouloir desserrer le carcan dans lequel sa génitrice l’enferme. En effet, lorsqu’il s’apprête à quitter la maison, sa mère sanglote bruyamment. Il la traite d’hystérique et lui reproche de vouloir le culpabiliser. Quand elle lui rend visite, elle lui apporte plus de nourriture qu’il ne pourra en manger (la nourriture est souvent utilisée pour matérialiser l’amour, dans la vie comme à l’écran). Elle est critique, accusatrice et en demande constante d’attention. Lors de chaque interaction, mère et fils finissent par se crier dessus, bien que l’on entraperçoive beaucoup d’amour partagé. “Nous ne sommes pas les bienvenus ici,” dit-elle en quittant son fils à la fin de leur séjour. Puis, quelques secondes plus tard, lorsque son fils lui dit qu’il l'appellera le lendemain, elle insiste : “À quelle heure ?” “A 4h”, répond-il, ce à quoi elle réagit en maugréant. Plaintive, peu séduisante, mère nourricière, émotive et larmoyante, elle correspond plutôt à la caricature de la mère juive de l’avant-guerre.
2. La jeune fille juive, entre JAP, “vilain petit canard” et Shlemiel au féminin
Quant à la femme, jeune, ou la petite amie juive, qu’on appelle communément, aux Etats-Unis, JAP (Jewish American Princess - princesse juive américaine), elle ne fait rien pour aider le fils couvé à s’émanciper. Comme sa mère, elle est dans le contrôle permanent et se plaint sans cesse. Elle est également matérialiste, égocentrique, superficielle et c’est une vraie fille à papa pourrie-gâtée, fille d’un père qu’elle domine au même titre que son conjoint. Elle profite allègrement de leur argent, elle qui ne travaille évidemment pas. Elle s’adonne uniquement aux loisirs de riches, tels que le tennis. Elle est belle mais retenue et, sexuellement parlant, elle incarne la virginité ou, tout du moins, elle n’affiche pas de désir sexuel. Son corps est un objet de parure : tout au plus, elle l’habille, le décore.
Selon l’historien du cinéma Nathan Abrams, pour l’homme juif, la jeune fille répondant au stéréotype de la princesse juive américaine est rebutante, car elle lui rappelle trop sa propre mère. De plus, d’après le spécialiste, “pour le Juif de l’après-guerre, la JAP fonctionne comme un moyen de transférer sa peur de la transgression - et de légitimer son désir de shiksas (non-juive), laquelle l’aiderait à ne plus se sentir étranger - vers les femmes juives”. La jeune femme juive serait donc responsable de la tromperie de son conjoint... On soulignera l’aspect machiste de cette idée !
La première JAP apparaît à l’écran dans La Fureur d’Aimer (1958), avec le personnage de Marjorie Morningstar. Un décennie plus tard, elle s’est muée en véritable archétype, à l’image de Brenda Patimkin dans la comédie Goodbye Colombus (1969). Brenda est belle, mince, à la mode, riche, intelligente, sûre d’elle et ne manque pas de temps libre. Elle avoue s’être fait refaire le nez afin de paraître encore plus jolie qu’elle ne l’était déjà et prend de grandes précautions pour ne pas s'abîmer le nez lorsqu’elle joue au tennis. Bien que pourrie-gâtée par ses parents, elle ne se sent néanmoins pas aimée. Son agressivité est palpable, tout comme sa combativité et sa capacité à manipuler les autres. Toutefois, à l’image de Marjorie Morningstar, elle cède face aux valeurs de ses parents qui désapprouvent la relation avec son petit ami (juif mais qui ne jouit pas du même statut social) et la destinent à un mariage d’intérêt.
3. Féminisme et panache
Du point de vue du genre, la fin des années 60 signe aussi le début de la deuxième vague féministe. Le mouvement de libération des femmes américain, le Women’s Lib, milite activement pour l’égalité de tous les droits (moraux, sexuels, juridiques, économiques, etc.) et les femmes occupent une part de plus en plus importante du marché du travail.
La carrière cinématographique de Barbra Streisand débute dans ce contexte d’effervescence des mouvements sociaux revendiquant à la fois les droits des femmes et ceux des ethnies minoritaires auxquels l’actrice participe d’ailleurs activement. C’est grâce à elle que les femmes, et plus particulièrement les femmes juives, s’octroient dorénavant le droit de se comporter comme elles le souhaitent et de ressembler à qui elles veulent. Alors qu’elle refuse catégoriquement de pratiquer la rhinoplastie afin de répondre davantage aux canons de beauté de l’Amérique des années 60, elle revendique pleinement sa judéité et défend son altérité. Barbra Streisand, dont la première apparition à l’écran date de 1968, symbolise la renaissance juive au cinéma, au même titre que des réalisateurs tels que Mel Brooks et Woody Allen. L’actrice a largement contribué à l’évolution de la représentation de la femme juive au cinéma. Avec elle s’élargit le panel de femmes juives qui sont dorénavant montrées avec davantage de complexité. Elles peuvent être bizarres et négligées, comme Lina (Jeannie Berlin) dans Le Brise-Coeur (The Heartbreak Kid, 1972), ou du style Shlemiel au féminin, obnubilées par le sexe et démontrant un manque flagrant de confiance en elles, telles que Pandora Gold (Renee Taylor) dans Faits l’Un Pour l’Autre (Made for Each Other, 1971).
Le succès de Barbra Streisand annonce à la prochaine génération d’actrices que l’on peut à la fois assumer sa judéité et incarner à l’écran des femmes sensuelles, héroïnes de films romantiques. En outre, elle montre qu’un film fondé sur le thème du judaïsme ou de la judéité peut devenir un blockbuster.
Celle que l’on surnomme parfois “Babs” incarne souvent des femmes juives fortes et attirantes, comme Fanny Brice dans Funny Girl (1968) ou Yentl (1983), un de ses plus gros succès.
Une appellation a été choisie pour désigner la femme juive “fougueuse et agressive” : la “Jewess with Attitude” (la femme juive qui a de l’allure, du panache). On la rencontre également dans Hester Street (1975), par exemple, où Carol Kane interprète Gitl, une jeune femme juive polonaise qui rejoint son mari en Amérique avec son fils et refuse de s’assimiler à la culture américaine et de perdre son identité juive. Le couple finit par divorcer et la jeune femme se remarie avec un juif pratiquant. A la fin du film, elle parle anglais et dévoile ses cheveux, ce qui montre qu’elle a néanmoins réussi à s’intégrer.
Dès 1969 et tout au long des années 70, un nouveau genre de protagonistes fait son apparition : l’anti-héro juif. Selon l’historien du cinéma Eric A. Goldman, “à mesure que les Juifs se rapprochent du centre de la société américaine, ils explorent avec plus d’aisance leur propre singularité”. Le cinéma est un terrain propice à cette introspection qui amène les réalisateurs sur la voie de l’auto-critique. C’est alors que fait son apparition l'anti-héro juif. Celui-ci se manifeste comme gangster juif, comme dans Murder (1960) ou King of the Roaring Twenties: The Story of Arnold Rothstein (1961), des films dominés par les personnages masculins, mais aussi de façon plus douce : “A cette époque, affirme Goldman, les films représentent les Juifs comme des gloutons lors de mariages, convoitant des non-juives, et même des moguls du cinéma jetant symboliquement des bagels (souvent associés aux Juifs américains) à des non-juifs”. Nos Plus Belles Années (The Way we Were, 1973) est un des films les plus représentatifs de cette tendance. On y découvre l’anti-héroïne Katie Morosky (Barbra Streisand), une jeune activiste communiste juive au caractère bien trempé. Citons également les films Goodbye Colombus, Le Brise-coeur et Hearts of the West (1975) ou l’on retrouve d’autres anti-héroïnes juives.
4. Les victimes des camps
Dans les films des années 60, les femmes ayant survécu aux camps de concentration sont représentées comme sarcastiques, amères et portent les stigmates psychologiques de leur incarcération par les nazis. On les retrouve dans des films tels que Exodus, Morituri (1965), L’inspecteur (aussi connu sous le nom de Lisa, 1962), Le Prêteur sur Gages (1964) ou, encore, Judith (1966).
Par exemple, Esther, dans Morituri, refuse de jouer la victime, de cacher son identité juive et se défend avec agressivité. Néanmoins, elle est également incapable de faire confiance et se méfie de tout le monde. Ces films sont un moyen inédit pour les Juifs de véhiculer leur colère envers leurs bourreaux.
Dans Judith, Judith Auervbach, jouée par Sophia Loren, est une juive autrichienne exilée en Israël après avoir survécu à Dachau. Elle s’exprime avec cynisme et est constamment sur ses gardes, même vis-à-vis des Israéliens qui l’ont accueillie. Son seul but dans la vie est de se venger de Schiller, un ancien officier nazi qui se cache à Damas, en Syrie, et qu’elle finit par tuer.
5. La femme juive dans les métiers du cinéma
Dans les années 60 et 70, les actrices juives jouent à la fois des rôles de juives et de non juives. Toutefois, leur ethnicité leur colle souvent à la peau et on les voit comme juives, même dans les films où aucune identité particulière ne leur est attribuée.
Toutefois, on assiste à une ouverture des métiers du cinéma aux femmes juives. Non seulement, on observe un nombre grandissant de réalisatrices juives, mais on soulignera d’ailleurs que les rares films de l’époque traitant de la religion juive sont réalisés par des femmes juives. A titre d’illustration, Joan Micklin Silver, scénariste, réalisatrice et productrice (avec son mari) d’Hester Street, a dû faire face à la réserve des studios hollywoodiens, peu intéressés par une histoire d’immigrés juifs à New York tournée partiellement en yiddish.
Mais on voit aussi apparaître les femmes juives dans les métiers d’arrière-scène, tels que les monteurs, les compositeurs ou les costumiers. Par exemple, Marilyn Bergman, l’épouse et associée d’Alan Bergman, est célèbre pour avoir composé les thèmes de Thomas Crown (1968) et de Nos plus belles années.
De manière générale, à partir des années 60, les femmes ont contribué de manière croissante à l’industrie du cinéma américain, et ce à différents niveaux. Cette tendance devrait se confirmer au fil des décennies suivantes.
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