Deux figures juives majeures de Watermael-Boitsfort : Léopold Wiener et Jonathan Raphaël Bischoffsheim
- Olivier Hottois
- il y a 5 heures
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Histoire, patrimoine et renaissance de leur mémoire
En 2020, après dix-neuf années consacrées à la photothèque du Musée Juif de Belgique, ma nomination au poste de conservateur m’a amené à réfléchir à de nouvelles façons d’enrichir les collections du musée, notamment en intégrant des œuvres et objets liés aux personnalités juives ayant marqué l’histoire du pays. Les moyens limités du musée et la rareté de pièces disponibles sur le marché m’ont conduit à envisager la reproduction de sculptures existantes, en particulier les bustes de deux figures essentielles pour la commune de Watermael-Boitsfort : Léopold Wiener et Jonathan Raphaël Bischoffsheim.
L’idée me vint à la lecture d’un article de la revue Histoire et Sciences à Watermael-Boitsfort consacré à la Maison communale, où étaient évoqués plusieurs bienfaiteurs et promoteurs libéraux du XIXᵉ siècle. La revue brossait des portraits éclairants de Wiener, bourgmestre emblématique, et de Bischoffsheim, mécène, philanthrope et figure majeure du monde financier. Leur combat commun pour le progrès, l’éducation et l’émancipation individuelle – dans une perspective libérale et anticléricale – m’apparut comme un motif puissant pour restaurer la présence de ces deux hommes dans nos collections.
Démarches pour la reproduction des bustes
Le 6 juillet 2020, j’adressai une lettre au bourgmestre de Watermael-Boitsfort, Olivier Deleuze, afin d’obtenir l’autorisation de reproduire les bustes de Wiener et Bischoffsheim, installés depuis leur restauration devant l’entrée de la Maison communale. Dix jours plus tard, une réponse positive, signée du bourgmestre, de l’échevin de la culture et du secrétaire communal, me mit en relation avec Jan De Paepe, responsable du Service de la Culture.
Celui-ci me reçut cordialement et me présenta les bustes de bronze, soigneusement enchâssés de part et d’autre de la balustrade monumentale en petit granit de l’entrée de la Maison communale. Dans son bureau se trouvaient également deux versions transportables du buste de Jonathan Raphaël Bischoffsheim – l’une en plâtre, l’autre en céramique. Grâce à M. De Paepe, le musée fit par ailleurs la connaissance de l’antiquaire du Sablon Thomas Deprez, permettant l’acquisition de plusieurs œuvres significatives, bien que cela relève d’une autre histoire.
Un buste en plâtre au destin singulier
La reproduction du buste de Léopold Wiener se révéla malheureusement impossible en raison de sa hauteur – trois mètres au-dessus du sol – et des conditions de travail difficiles, incompatibles avec les moyens du musée. En revanche, la version en plâtre du buste de Bischoffsheim pouvait être empruntée. Sculptant moi-même depuis mes années d’apprentissage à l’académie de Saint-Josse-ten-Noode, je décidai de réaliser la copie moi-même.
Ce buste en plâtre possède une histoire singulière : il provient de l’ancienne École Modèle – aujourd’hui École Normale Charles Buls – dont Bischoffsheim avait financé la création. Abandonné un jour sur le trottoir parmi les poubelles de l’école, il fut repéré par des étudiants. Reconnaissant son importance et le nom gravé sur le socle, ils ramenèrent la sculpture à la commune de Watermael-Boitsfort, contribuant ainsi à sauver une trace précieuse du mécène qui avait tant œuvré pour l’éducation.
Les bustes originaux : installation, disparition et renaissance
Les bustes de Léopold Wiener et de Jonathan Raphaël Bischoffsheim furent d’abord installés en 1905 sur la balustrade de l’escalier d’honneur de la Maison communale, grâce à une souscription publique lancée pour célébrer le 75ᵉ anniversaire de l’indépendance belge. Les autorités communales, menées par le bourgmestre Jean-Henri Delleur, souhaitaient ainsi honorer deux hommes ayant marqué durablement la modernisation et la prospérité de Watermael-Boitsfort.
Durant les deux guerres mondiales, les bustes furent démontés et cachés pour éviter leur confiscation par les troupes allemandes. À la Libération, une mauvaise surprise attendait la commune : le buste de Bischoffsheim avait disparu. Une version en terre cuite permit néanmoins d’en produire un nouveau moulage et de recréer le bronze visible aujourd’hui.
Ce n’est qu’en 2015, après un exil involontaire de soixante-quinze ans, que les bustes furent replacés à leur emplacement originel, dans un souci de restitution patrimoniale et d’hommage à ces deux figures essentielles.
Léopold Wiener (1823–1891) : artiste de renom et bourgmestre bâtisseur
Né à Venloo dans une famille juive originaire d’Europe de l’Est, Léopold Wiener suit très jeune les pas de son frère aîné Jacob, graveur et médailleur réputé à Bruxelles. Formé d’abord auprès de celui-ci, puis à l’Académie des Beaux-Arts sous Guillaume Geefs, il complète son apprentissage à Paris auprès des maîtres David d’Angers et Jean-Jacques Barre.

Cette formation exigeante, mêlant gravure sur acier, sculpture et modelage, lui permet de se distinguer dès son retour en Belgique. En 1847, il remporte le concours du gouvernement pour la création des nouvelles monnaies nationales, malgré une cabale montée par des concurrents jaloux. En 1864, il devient graveur en chef des monnaies belges, produisant des médailles et pièces remarquées, notamment des portraits de la famille royale.
Certaines de ses œuvres les plus prestigieuses ont été déposées au Musée Juif par sa descendante Jacqueline Wiener.
Sculpteur accompli, Wiener réalise notamment le monument en marbre des frères Van Eyck à Maeseyck, un bas-relief commémoratif dans l’église Saint-Joseph de Waterloo, ainsi que des cariatides pour la Banque Nationale de Belgique.
Un rôle politique majeur à Watermael-Boitsfort
Élu au conseil provincial du Brabant en 1873, il est surtout connu pour son role de bourgmestre de Watermael-Boitsfort, fonction qu’il occupe près de vingt ans à partir de 1872. Lorsqu'il arrive aux commandes, la commune souffre d’infrastructures rudimentaires : chemins boueux et impraticables en hiver, absence d’égouts, manque d’écoles et de bâtiments publics adaptés.
Wiener entreprend alors une véritable transformation :
Construction de routes pavées reliant Boitsfort à Auderghem, Ixelles et Bruxelles
Création d’un réseau moderne d’égouts
Édification de bâtiments communaux essentiels
Développement de l’enseignement pour enfants et adultes.
Pour financer ces projets ambitieux, il peut compter sur un mécène bienveillant, installé dans la commune depuis longtemps : Jonathan Raphaël Bischoffsheim.
Jonathan Raphaël Bischoffsheim (1808–1883) : banquier visionnaire, réformateur social et mécène local
Issu d’une grande famille de banquiers allemands de Tauberbischofsheim, Jonathan Raphaël Bischoffsheim naît à Mayence dans une époque où les Juifs bénéficient pour la première fois d’une relative liberté sous domination française. Son père, fournisseur des armées du Rhin, modifie le nom familial conformément à la loi napoléonienne interdisant aux Juifs de porter un nom de ville.

Après le mariage de son frère Louis Raphaël avec Amalia Goldschmidt – issue d’une lignée prestigieuse de banquiers de Francfort – la famille fonde une maison de banque à Anvers. Jonathan rejoint l’entreprise, puis épouse à son tour, en 1832, la sœur d’Amalia, Henriette Goldschmidt.
Grâce à ces alliances, il s’intègre au puissant réseau financier européen reliant Bruxelles, Francfort, Amsterdam, Paris et Londres.
Architecte de la modernisation financière de la Belgique
Installé à Bruxelles après l’indépendance de la Belgique, Bischoffsheim participe à la création d’institutions physiques et économiques majeures :
Banque Nationale de Belgique, dont il devient le premier directeur pendant vingt ans
Crédit Communal
Caisse d’Épargne
Société Nationale des Chemins de Fer Vicinaux (développement du réseau secondaire).
Il siège également comme administrateur ou commissaire dans plusieurs grandes entreprises industrielles : Établissements John Cockerill, Compagnie royale asturienne des Mines, Société des Chemins de Fer du Nord, Compagnie immobilière de Belgique.
Parcours politique : le défenseur de l’instruction
Membre influent du parti libéral, trésorier, conseiller communal de Bruxelles dès 1848, puis sénateur en 1862, il s’intéresse particulièrement aux questions financières mais aussi – et surtout – à l’enseignement. Il participe à la création de la Ligue de l’Enseignement et de l’Association pour l’Encouragement de l’Enseignement des Femmes.
Le philanthrope de Boitsfort
À Watermael-Boitsfort, Bischoffsheim se montre d’une grande générosité :
Financement du Denier des Écoles,
Soutien à l’Œuvre du Vêtement,
Aide aux « pauvres honteux »,
Dons pour la création d’écoles communales (maternelle, filles, garçons).
En 1854, il se fait construire un château sur le Kattenberg, aimant particulièrement les promenades dans la forêt de Soignes. En 1883, la commune décide de perpétuer sa mémoire en donnant son nom à la nouvelle place construite devant la Maison communale.
Une mémoire locale ravivée
En 1905, la commune rend un hommage durable à Wiener et Bischoffsheim en installant leurs bustes en bronze au sommet du grand escalier de la Maison communale. Malgré leur disparition temporaire pendant les guerres, ces œuvres symboliques furent restaurées, recréées ou retrouvées, puis replacées à leur emplacement originel en 2015.

Aujourd’hui, leurs bustes veillent à nouveau sur la Maison communale de Watermael-Boitsfort, rappelant l’héritage d’un bourgmestre bâtisseur et d’un mécène visionnaire, deux figures juives dont l’action a profondément marqué la commune et contribué à l’essor d’une Belgique moderne et progressiste.
Sources:
HISCIWAB- Histoire et Sciences à Watermael-Boitsfort, La Maison Communale de Boitsfort et ses abords, une évocation historique et iconographique, Histoire et sciences à Watermael-Boitsfort, 160 pp, 2011.
SCHREIBER, J-P, Dictionnaire biographique des juifs de Belgique. Figures du judaïsme belge XIXème -XXème siècles. Éditions De Boeck, Bruxelles, 2002, pp. 360-361.
TOURNEUR, Vicor, Léopold Wiener in Biographie Nationale - Publiée par l’Académie Royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts, Tome 27, Bruxelles, 1938, pp. 304-306.







