Cher lecteur, permettez-moi de vous poser une question que j’aurais pu vous poser, à titre d’introduction, si vous aviez eu affaire à une conférence-débat, et non à un article tel que celui-ci. Que vous évoque le thème des pirates juifs ? Un homme dont le bras porte des tefillins et se termine par un crochet ? Une mezouza accrochée à la porte de la cabine d’un bateau dont l’un de ces individus vient de se saisir ? Ou, peut-être, le respect de la cacheroute, tout au long de leurs expéditions en mer ? Tentons donc d’élucider cette question !
Petit lexique à l’usage des profanes en matière de piraterie :
Pirate : bandit qui parcourait les mers pour piller les navires de commerce.
Corsaire : pirate autorisé, par son gouvernement, à faire la chasse aux navires marchands ennemis, à les piller et à les saisir par la force.
Boucanier : aventurier qui chassait le bœuf sauvage dans les Caraïbes ; par extension, ces mêmes aventuriers, lorsqu’ils s’engagèrent dans la piraterie.
Flibustier : pirate des Antilles qui pillait des possessions espagnoles.
La première chose à faire est de situer le contexte dans lequel nous plongent ces écumeurs des mers. C’est vers le Nouveau Monde qu’ils nous embarquent, en particulier au large des côtes antillaises et du Brésil, et ce pendant une grande partie des XVIe et XVIIe siècles. Leur mission sacrée (ou pas) ? Se venger des Espagnols en s’emparant de leurs galions remplis de marchandises destinées au commerce avec leurs colonies, ainsi que des richesses engrangées grâce à leurs échanges commerciaux. Pas besoin d’être un grand historien pour comprendre la rancœur des Juifs envers l’Espagne. Il suffit, en effet, de rappeler le sort que leur avait réservé leur ancienne patrie : la conversion, l’exil ou la mort. Piètre consolation, il leur restait, malgré tout, le choix… Puis, non satisfaite de cette décision, l’Espagne se mit en tête de traquer les convertis, communément appelés conversos, dont le baptême ne suffisait pas à cette tristement célèbre institution connue de tous sous le nom d’Inquisition. Encore fallait-il, pour cette dernière, annihiler toute trace de l’ancienne religion de ces conversos. Par la mort, s’il en était besoin !
Avant d’entrer plus profondément au cœur de notre sujet, saviez-vous que Christophe Colomb, le fameux navigateur génois, avait réussi à faire reporter son départ d’Espagne de quelques jours, pour finalement larguer les amarres le 3 août 1492, juste avant le lever du soleil, la date exacte à laquelle tous les Juifs devaient avoir quitté le territoire ? Nul doute que certains désespérés embarquèrent à son bord afin d’échapper à leur funeste destin. Néanmoins, comment expliquer ce souci de Colomb pour les Juifs ? On prête au célèbre découvreur (malgré lui) de potentielles racines juives. Mais, on sait surtout qu’il entretenait des relations amicales avec le peuple du Livre. Durant toute son enfance, il côtoya des navigateurs, des cartographes, mathématiciens et astronomes, des métiers exercés par un grand nombre de Juifs. Par ailleurs, ces derniers le soutinrent vigoureusement dans son projet de rejoindre les Indes en passant par l’Océan Atlantique.
A l’heure où les colons commençaient à affluer sur le continent américain, de nombreux réfugiés cherchaient à fuir l’Inquisition. Or, la Jamaïque, une position stratégique pour le commerce dans les Antilles, était en plein déclin économique. La solution mise en place par Charles Quint défia toutes les attentes : en 1534, il y envoya des marranes, dans le but de rétablir l’économie de l’île. C’est ainsi que, paradoxalement, le souverain espagnol autorisa la première colonie juive. Hélas, l’Inquisition ne tarda pas à poursuivre, à nouveau, les Juifs et autres conversos des territoires d’outre-mer.
Par chance, la Jamaïque deviendrait bientôt la seule terre de l’Empire libérée des poursuites inquisitoriales. Ce coup du sort survint lorsqu’en 1536, Charles Quint renonça à ce territoire en faveur de Maria de Toledo, veuve de Diego Colomb et dont le père n’était autre que Christophe Colomb. Elle reçut l’île en guise de dédommagement, dans le cadre d’un litige l’opposant au souverain, lequel n’était pas triste de se débarrasser d’un territoire plus encombrant qu’autre chose. Ce dernier n’avait toutefois pas prévu le cours que prendraient les négociations. En effet, après un mois de pourparlers, Maria de Toledo obtint également du roi que la Jamaïque échappe au pouvoir de l’Eglise. Ainsi, le Nouveau Monde connut-il son premier espace religieusement libre. Au cours des décennies suivantes, l’hostile colonie se transforma en un lieu au commerce florissant.
En ce qui concerne la piraterie d’Etat, incarnée par les corsaires, on situe ses débuts au XIIIe siècle, la première lettre de marque retrouvée datant du 25 mai 1206. Elle fut attitrée à Eustache le Moine par un monarque britannique en quête de richesses, le roi Jean sans Terre. Mais, c’est surtout à partir des débuts de la colonisation que cette activité se déploie. Le corsaire français Jean Fleury est parmi les premiers corsaires à se faire connaître, grâce à la capture, en 1523, d’un navire espagnol chargé de l’or récolté par Cortès au Mexique, ainsi que des précieuses cartes maritimes indiquant les routes empruntées par les galions espagnols. Bientôt, les Caraïbes deviendront la zone de rassemblement de tous les pirates et autres flibustiers.
C’est aussi à ce moment que les Juifs intégreront le milieu des pirates et des corsaires en tous genres. Ce sera l’occasion pour eux de prendre leur revanche contre leur oppresseur espagnol. Sous Soliman le Magnifique, de nombreux réfugiés sépharades se joindront aux Maures dans leurs entreprises de rapine navale, en finançant les expéditions dirigées vers les côtés d’Espagne et d’Italie.
L’un de ces écumeurs des mers, un dénommé Sinan, ottoman d’origine espagnole, était le capitaine favori de Khizir Khayr ad-Dîn, alias Barberousse. Pour l’anecdote, sachez que, contrairement à l’image que l’on se fait du personnage, ce dernier ne participait pas aux opérations en tant que navigateur. Ses activités se limitaient, en réalité, à la construction de ses bateaux et à la planification des expéditions. En 1535, Barberousse et Sinan Reis, que l’on connaît aussi sous le nom de Ciphut Sinan, Sinan Pacha, Sinan le Juif ou, encore, Sinan de Smyrne, tentèrent de s’emparer de Tunis. Ils échouèrent mais réussirent à s’enfuir et multiplièrent ensuite les victoires, attaquant en même temps les navires espagnols et ceux appartenant au Saint Empire Romain. Un des plus grands succès de Sinan se produisit en 1538, lors de la bataille de Prévéza, au nord-ouest de la Grèce, conflit qui se solda par la destruction d’une grande partie de la flotte espagnole.
Un jour, pour se venger, Charles Quint captura le fils de Sinan qui fut confié au Comte d’Elbe. Malgré les multiples tentatives de Barberousse pour obtenir sa libération, l’Empereur refusait de relâcher le jeune homme, sous prétexte que « la conscience religieuse du comte lui (interdisait) de restituer un chrétien baptisé à un infidèle ». La réaction de Sinan fut pour le moins radicale : avec l’aide de ses hommes, il pilla et saccagea la ville de Piombino, puis en incendia la forteresse. Le comte n’eut finalement d’autre choix que de libérer le garçon.
Sinan fut un temps gouverneur d’Alger, puis kaptan pacha (il commandait la flotte turque). Il occupa également Tripoli, en 1551, où il captura les chevaliers de l’Ordre de Malte, réfugiés sur place. Le pirate ramena ensuite les prisonniers à Constantinople, où il les fit défiler enchaînés devant le Sultan, avant de les gracier, se faisant ainsi connaître pour son humanité, à la différence de Charles Quint qui, lui, n’avait pas hésité à faire massacrer les habitants de Tunis, musulmans et juifs, lorsqu’il avait récupéré la ville.
Au-delà de ces qualités, Sinan avait également la réputation d’avoir recours à la magie. Ses hommes en étaient persuadés, le voyant diriger son bateau à l’aide d’un simple arc levé au ciel. En fait, ce que son équipage ignorait, c’est que Sinan s’en servait comme « bâton de Jacob », l’ancêtre du sextant, ce dispositif utilisé par les navigateurs afin de déterminer la position des étoiles et donc, de leur bateau.
Quelques dizaines d’années plus tard apparut un autre personnage au destin des plus originaux. Samuel Palache et son frère Joseph, nés aux alentours de 1550, grandirent dans une famille de rabbins du ghetto juif de Fez, au Maroc, l’un des grands centres de la vie juive, à l’époque. S’apprêtant à suivre un chemin tout tracé pour eux, ils furent instruits, dès l’âge de quatre ans, à l’école juive où leur père était professeur. Très tôt, ils furent capables de s’exprimer en plusieurs langues : l’espagnol, qu’ils parlaient chez eux, le portugais, l’arabe et même l’hébreu et le chaldéen, qu’ils apprenaient à la yechiva. Cependant, c’était sans compter avec la soif de liberté et d’aventure qui les dévorerait bientôt, un sentiment attisé par le modèle de leur oncle, prédicateur itinérant à travers tout le bassin méditerranéen. Les deux frères connaissaient tout de Sinan, le « fameux pirate juif » auquel ils vouaient une véritable passion. C’est pourquoi, dès qu’ils le purent, ils s’engagèrent dans la piraterie. L’essentiel de leur gagne-pain dépendait de la flibuste, les ennemis de leur peuple constituant leur cible de prédilection, mais ils développèrent également d’autres activités comme le commerce et la diplomatie. Les chefs pirates vivaient alors dans un nid de corsaire, le mellah (ghetto) de Tetuan, au large du détroit de Gibraltar. En 1602, le sultan en entendit parler. Il se dit qu’ils pourraient bien le servir dans sa lutte contre son ennemi traditionnel, l’Espagne.
Samuel tenta de négocier un permis de résidence en proposant au roi Philippe II de lui révéler une stratégie qui lui permettrait d’éloigner les Ottomans à l’affut des côtes d’Afrique du Nord. Il se heurta d’abord aux soupçons du roi Philippe II, mais réussit à gagner la confiance de notables influents qui lui permirent d’obtenir, du roi, l’autorisation d’aller chercher sa famille au Maroc et de s’installer avec elle en Espagne, alléguant son désir de se convertir à la foi catholique afin de mieux servir « Notre Seigneur ainsi que Sa Majesté ». Toutefois, bien que l’histoire ne nous enseigne pas les raisons de ce revirement, les deux frères, poursuivis par l’Inquisition, furent bientôt contraints de basculer dans la clandestinité afin d’échapper à la police de l’Eglise. Ils se réfugièrent quelques temps chez l’ambassadeur de France à Madrid, qui n’ignorait pas leurs desseins, dès lors qu’il s’était vu lui-même proposer les services des deux frères au profit du souverain français, Henri IV. Mais, les persécutions à l’encontre des conversos les convainquirent de la nécessité de plier à nouveau bagage. Juste avant de partir, mentionnons tout de même la lettre que Samuel envoya au roi d’Espagne, l’assurant toujours de sa fidélité… (sic !) Samuel entreprit ensuite de sceller une alliance entre son suzerain, Sidan (à ne pas confondre avec Sinan), et le prince hollandais, Maurice de Nassau, tous deux ennemis de la Couronne espagnole, considérés par celle-ci comme des hérétiques, musulmans pour les uns, calvinistes pour les autres. Les Provinces-Unies et le Maroc décidèrent donc de s’associer dans la lutte contre l’Espagne, malgré une trêve de plus de vingt ans instaurée entre les Hollandais et les Espagnol. Pour le remercier, Samuel se vit offrir, par les Provinces-Unies, une médaille en or ainsi que de l’argent en florins. Du gouverneur du Maroc, pour sa part, il reçut le monopole du commerce avec les Provinces-Unies.
A leur arrivée, les Palache établirent leur résidence dans la capitale hollandaise de l’époque : Middlebourg. Les Provinces-Unies garantissant la tolérance religieuse depuis 1579, Samuel se mit en tête de tester le pays en proposant d’accueillir de nouvelles communautés sépharades, plus que jamais persécutées dans la péninsule. En 1591, à Middlebourg, puis, sept ans plus tard, à Amsterdam cette fois, le pirate juif échoua dans sa tentative, bloqué par l’intolérance du clergé calviniste. Comme il le constatera, il existe une différence de taille entre proclamer la liberté de cultes et l’appliquer. Si la pratique religieuse des Juifs, en effet, ne les condamnait pas à la mort, comme c’était le cas en Espagne et au Portugal, il ne leur était pas moins interdit de s’afficher publiquement. Leur culte, néanmoins, était toléré tant que son exercice demeurait cantonné à la sphère privée. Même s’ils ne jouissaient pas encore d’une liberté totale, c’était quand même toujours mieux que le destin qui les aurait attendu en d’autres contrées.
Alors que les deux frères vivaient à Amsterdam depuis 1608, Samuel adressa une invitation à tous les Juifs de la ville, les conviant à venir célébrer Yom Kippour en sa demeure. La première communauté juive d’Amsterdam, composée d’environ cinquante familles originaires de la péninsule, venait ainsi d’être formée par l’ancien pirate.
En 1611, les Provinces-Unies, sur proposition du gouverneur Sidan, affrétèrent une flotte d’écumeurs des mers destinés à rejoindre des corsaires barbaresques (des côtes d’Afrique du Nord) bannis d’Espagne, afin qu’ils aillent piller ensemble les bateaux des côtes du Sud de la péninsule. Tandis que Joseph fut chargé du commandement de l’expédition, Samuel fut désigné commandant de bord. Si la flotte était composée de navires hollandais (au nombre de huit), c’est l’étendard marocain qui y fut hissé, évitant ainsi aux Hollandais de compromettre leur trêve avec l’Espagne. Le testament de Sidan, seul témoignage concernant l’issue de cette expédition, affirme que des navires espagnols auraient été saisis et mis à sac par un corsaire juif.
Un an plus tard, la première synagogue d’Amsterdam, la Neveh Shalom, fut inaugurée, avec, à sa présidence… devinez qui ? Samuel, bien entendu ! Samuel Palache que l’on connaissait désormais sous le nom de « rabbi » et qui se faisait appeler « Don Samuel » par les chrétiens de la ville.
On peine à croire qu’un homme à la fois marchand, pirate, conspirateur et diplomate puisse en même temps être rabbin. Et pourtant, Samuel semblait observer de très près la Loi juive, à tel point qu’il emmenait toujours un cuisinier juif lors de ses expéditions en mer, afin qu’il lui prépare des plats casher.
En 1614, le pieux corsaire fut retenu prisonnier en Angleterre, après avoir été dénoncé par l’ambassadeur d’Espagne, Gondomar, pour ses actes de piraterie et son infidélité envers le Christ. Mais, alors que celui-ci exigeait qu’il soit condamné à la corde, le Prince Maurice de Nassau, fils de Guillaume Ier, intervint auprès du roi Jacques d’Angleterre, et Samuel fut seulement placé en résidence surveillée chez un lord. Peu de temps après, il fut même autorisé à se déplacer librement en ville en attendant son jugement. Le jour du procès, il plaida innocent et se défendit lui-même, soutenant qu’en s’attaquant à des navires espagnols, il ne faisait rien de contraire à la loi, dès lors qu’il agissait pour un pays en guerre contre l’Espagne. Il gagna son procès et fut accueilli en héros à son retour à Amsterdam. Un an plus tard, il décédait de cause naturelle. C’est son frère Joseph qui lui succéda en tant qu’émissaire du sultan Sidan. En dépit de l’aspect à première vue contradictoire des différents visages qu’il afficha au cours de sa vie, il semble pourtant qu’un critère ait constamment guidé les actions de Samuel Palache : le profit que son peuple pouvait en tirer. Ses funérailles furent révélatrices de la popularité qu’il avait acquise au sein de sa communauté. Son influence fut telle que son dévouement servit d’exemple aux générations suivantes, des générations qui ne cesseraient de lutter à la fois contre les oppresseurs de son peuple et pour l’obtention de droits égaux à ceux des autres citoyens.
La Cofradia de los Judios de Holanda (La Fraternité des Juifs de Hollande), fut l’un de ces groupes voués à la lutte contre l’Inquisition et succédant à Palache. C’est probablement le riche marchand hollandais Bento Osorio, aussi appelé Osorio fils de Baruh, qui fut à la tête de l’organisation, planifiant des pillages qui participeraient, espérait-il, à l’affaiblissement de la chrétienté.
En 1628, un certain Moïse Cohen, vint à bout d’une armada formée de douze galions espagnols, sans avoir à déplorer la perte d’un seul de ses hommes. A la tête de vingt-cinq navires hollandais, cet autre guerrier de Sion parvint à faire main basse sur un trésor d’une telle valeur qu’il permettrait à la Hollande de se remettre de la faillite qui la menaçait depuis que la province de Bahia, au Brésil, colonisée en 1624, lui avait été reprise, un an plus tard, par une flotte composée de forces portugaises, espagnoles et amérindiennes. Sitôt de retour à Amsterdam pour y déposer ses trésors, Moïse traversa à nouveau l’océan pour aider les Hollandais à envahir tout le nord-est du Brésil, comprenant la ville de Recife et auquel on donnerait le nom de « Nouvelle-Hollande ». Une seconde fois, les marranes brésiliens purent pratiquer librement leur religion. Moïse, quant à lui, demeura un moment le long des côtes brésiliennes, se faisant remarquer pour ses impressionnantes actions de piratage. A cette époque, la réputation des corsaires du Nouveau Monde était sans équivoque. Bien que l’on ne sache pas à combien de navires saisis s’éleva le bilan de sa flibuste, entre 1623 et 1636, on évalue à près de 550 le nombre de bateaux pillés par les pirates des côtes d’Amérique du Sud. Avec sa part du butin, il fit l’acquisition de navires et d’armes, ainsi que d’une petite île qui lui servait à entreposer ses équipements et qu’il nomma « Antonio-Vaz », de son nom de converti, un pied de nez subtil envers son intolérante patrie d’origine.
En 1622, la Jamaïque, appartenait toujours à la famille de Christophe Colomb. L’île était devenue une plaque tournante du piratage et de la contrebande. Parmi les flibustiers qui s’y retrouvaient, l’un des plus célèbres était un juif surnommé « Motta le Portugais » et accompagné d’un certain Abraham Cohen, hollandais, pour sa part. On précisera, entre parenthèses, que ces boucaniers dont on parle n’étaient à la solde d’aucun Etat, mais sévissaient pour leur propre compte. Quoi qu’il en soit, suite à un coup d’Etat fomenté par l’Eglise en cet an de grâce 1622, la Jamaïque perdit son autonomie religieuse. L’Espagne commença alors à entamer des manœuvres visant à récupérer le territoire.
En 1643, les Juifs insulaires, aux abois, reconnurent leur sauveur en un corsaire anglais, William Jackson. Ce dernier, de retour en Angleterre après avoir soutiré tout ce qu’il pouvait de l’île, dépeignit l’endroit comme un paradis terrestre et garantit au souverain qu’il pouvait compter sur l’aide des Portugais en cas de tentative de conquête de la Jamaïque pas les Anglais. Un pirate s’était particulièrement distingué à ses yeux en lui faisant cadeau d’une frégate espagnole dont ses hommes et lui s’étaient emparés. Toutefois, les Anglais mirent dix ans avant de se décider à envahir la Jamaïque. Lorsqu’ils y posèrent le pied, ils remarquèrent un grand nombre de maisons vides et une diminution flagrante du nombre d’habitants.
L’année même où, en 1654, Olivier Cromwell fut nommé Lord protecteur du Commonwealth, il entreprit, à son tour, de coloniser la Jamaïque, persuadé que l’avènement du Messie des chrétiens coïnciderait avec la dispersion totale des Juifs aux quatre coins du monde – interprétation soufflée à l’oreille du dirigeant par le célèbre rabbin d’Amsterdam Menasseh ben Israël. Il parvint à ses fins, mais la population ayant triplé suite à l’arrivée des Anglais, la nourriture vint à manquer. De plus, les maladies décimèrent les forces armées.
Lorsque, à la même époque, Cromwell apprit la tentative imminente de reconquête de l’île par les Espagnols, conseillé par les Juifs jamaïcains, il décida de demander l’aide de la « Fraternité de la côte », une communauté établie sur la petite île de la Tortue (située au large du Venezuela) et formée d’anciens chasseurs de bœufs sauvages, des boucaniers, devenus chasseurs de bateaux espagnols et de leurs propriétaires, depuis le massacre, par les hidalgos du Nord de l’île, des troupeaux qu’ils traquaient. Cromwell leur accorda un statut de corsaires à la solde du Gouvernement anglais. Avec l’aide des Juifs de Jamaïque, chargés d’équiper les navires et d’organiser les expéditions, ils entreprirent d’intercepter les navires espagnols. C’est ainsi que les boucaniers-chasseurs, plutôt pacifiques à l’origine, devinrent des boucaniers-corsaires en quête de vengeance et que l’île de la Tortue se convertit en repaire de pirates.
Entretemps, la Jamaïque continuait à se vider de ses habitants. La famine et les épidémies faisant sa réputation décourageaient visiblement l’arrivée de nouveaux colons. Cromwell devait donc sans cesse envoyer des vivres et des soldats. C’est pourquoi le gouverneur invita les boucaniers de l’île de la Tortue à venir y vivre afin de repeupler son île. Le commandant de la marine jamaïcaine, le commodore Christopher Ming, parvint à convaincre les boucaniers de se placer sous son commandement pour attaquer les villes espagnoles, une conduite déplaisant fortement aux Anglais qui ne touchaient aucune part du butin, mais dont l’île bénéficia largement. Les échos de ces exploits suscitèrent l’arrivée d’une foule de commerçants, de marchands, de prostituées, de pirates, boucaniers et aventuriers en tous genres. En l’espace de quelques années, la cité portuaire de la Jamaïque, La Pointe, devint ainsi la ville la plus riche de toutes les colonies anglaises d’Amérique. C’est aussi à ce moment que débuta l’âge d’or de la piraterie aux Caraïbes. Alors qu’elle se mit à commercer librement avec Boston et fut renommée Port Royal, la cité devint le quartier général des pirates et des sans patrie. Des sommes faramineuses étaient dépensées par ces espèces d’anarchistes, principalement dans les tavernes et les maisons closes. Outre le rhum et les femmes, le tir à l’arc et les jeux faisaient aussi partie de leurs activités quotidiennes. Quinze ans plus tard, l’île était réputée la plus mal famée au Nouveau Monde.
Les marranes, autorisés à pratiquer librement leur religion en Jamaïque, se mirent également à affluer d’un peu partout. Aux Portugais, présents sur place depuis longtemps, vinrent s’ajouter des Juifs de Hollande, d’Angleterre, du Mexique, du Brésil, du Pérou, de Colombie, sans oublier les îles avoisinantes. Parmi eux se trouvaient notamment des pirates et autres Juifs dont la contrebande était devenue la spécialité : armateurs, négociants, capitaines de navire, etc.
L’un d’eux, un dénommé Barthélémy (ou Balthasar) le Portugais, revient sans cesse dans les récits traditionnels de ces aventuriers du Nouveau Monde. On lui prête l’élaboration de l’un des premiers codes des pirates, des conventions servant de codes de conduite et principalement respectées par les écumeurs de mers du XVIIIe siècle. Barthélémy, ce pirate parmi les plus téméraires et impitoyables, semblait toutefois gravement atteint par la malchance. L’anecdote qui suit suffit à s’en convaincre.
L’histoire se déroule en 1666. Un jour où il tenta, avec ses hommes, de s’emparer d’un galion espagnol, il fut pris de court par ses ennemis et la moitié de son équipage fut tué ou gravement blessé. Cela ne l’empêcha pas de se saisir du navire chargé de fèves de cacao et de pièces d’or mais, poussé par des vents contraires, il fut incapable de ramener son bateau vers la Jamaïque. Celui-ci fut dirigé vers l’ouest de Cuba. Cependant, une fois arrivés près du Cap Saint Antoine, il fut pris d’assaut par trois navires espagnols en provenance de Mexico. Fait prisonnier, le Portugais devait être amené à la Havane, mais une tempête contraignit le capitaine à faire demi-tour vers le Mexique. C’est à Campêche qu’on jeta l’ancre. Balthasar fut enfermé à bord du bateau, mais il parvint à s’enfuir et se jeta à l’eau, après avoir abattu son garde et attaché à sa taille deux jarres de vin qui lui permirent de flotter jusqu’à la rive. Pendant trois jours et trois nuits, il resta les pieds dans l’eau de la rivière, afin d’éviter que les chiens ne retrouvent sa trace. Il arriva au Golfe Triste, sur la péninsule du Yucatán, au sud-est du Mexique, à l’issue d’un pénible voyage de cent vingt lieues (près de six cents kilomètres) au cours duquel il courut maints risques, dont celui de se faire attaquer par les animaux sauvages. Il fut, par exemple, contraint de traverser à la nage des rivières infestées de crocodiles. Mais, une fois arrivé au Golfe Triste, sain et sauf (précisons-le tout de même), il rencontra des boucaniers de sa connaissance qui l’accueillirent à leur bord. Barthélémy allait enfin rentrer en Jamaïque. Il n’y resta toutefois pas longtemps. Peu après, il repartit, en effet, vers Campeche, accompagné de vingt hommes, à bord d’un simple canoë. Ils purent ainsi passer pour des trafiquants de la ville, échapper au contrôle espagnol et s’emparer du bateau sur lequel le Portugais avait été détenu. Encore une fois, le coup du destin allait malheureusement, une fois de plus, s’abattre sur le pirate, ou sur le navire qu’il venait de faire sien, puisque ce dernier s’échoua au large de l’Ile de Pines, au sud de Cuba. Apparemment, l’avenir ne serait pas plus clément avec l’aventurier qui, malgré ses multiples expéditions, finirait ses jours dans l’état de dénuement le plus total.
Un autre personnage retenu par l’histoire, un pirate hollandais nommé Moses Cohen Henrique, connut un destin bien plus prospère, et ce principalement grâce à une expédition de grande envergure, menée en 1628 et au cours de laquelle seize bateaux en route vers l’Europe et chargés de trésors furent saisis, dont quatre galions espagnols rattrapés aux abords de Cuba. Jamais la Compagnie des Indes occidentales n’avait encaissé pareil butin. Accompagné d’un groupe de Juifs et de conversos, Moses mit ensuite la voile vers les côtes du Brésil au large desquelles il établit sa propre île aux pirates. Henrique ne fut jamais capturé, bien que l’Inquisition fût au courant de son implication dans l’opération colossale ayant dépouillé l’Espagne de ses richesses. Lorsque le Brésil fut récupéré par le Portugal, en 1654, Moses devint le conseiller du célèbre boucanier anglais Henry Morgan, alors âgé de dix-neuf ans à peine.
Morgan fut ardemment soutenu par les marchands juifs de Port-Royal. Bien que lui-même ne fût pas juif, il paraît intéressant de situer brièvement le personnage. La cruauté qui caractérisait le pirate anglais participa sans doute grandement à sa renommée. Effectivement, ce valeureux capitaine doté de grandes qualités de stratège était aussi un être ambitieux et manipulateur, colérique et aussi féru de femmes que de rhum. Lorsqu’il mettait à sac une ville, il y débusquait jusqu’à la dernière piécette d’argent, anéantissant complètement les richesses de la cité pillée. Il allait jusqu’à violer les nonnes, massacrer les prêtres, brûler les églises et même torturer les enfants. En 1674, las de ses méfaits, les Espagnols firent pression sur le roi Charles II, afin qu’il mette fin aux agissements du pirate sanguinaire. Le souverain attendit une année entière avant de convoquer Henri Morgan pour exiger de lui qu’il cesse ses activités de piraterie. En échange, il reçut deux énormes plantations, fut nommé au poste de vice-gouverneur de la Jamaïque et anobli en récompense de ses actions contre les Espagnols. Une fois investi dans son nouveau rôle, ironie insolente, il se mit lui-même en tête de combattre la piraterie, convaincu qu’il était plus facile de gouverner une île docile de planteurs et d’esclaves qu’un repaire de pirates indomptables. A ce moment, il se rapprocha de Moïse, le fils d’Abraham Cohen, avec lequel il partageait un passé commun de flibustier.
En 1692 survint un terrible tremblement de terre suite auquel les deux tiers de Port-Royal furent submergés par les eaux. Cette catastrophe signa la fin de l’âge d’or de la ville ainsi que celle de l’ère de la piraterie en Jamaïque. Morgan se tourna vers le marché du sucre de canne, une économie encore à ses débuts à la fin du XVIIe siècle. Les Juifs qui s’étaient distingués auprès des flibustiers au cours des décennies précédentes changèrent également leur fusil d’épaule, se convertissant à leur tour au commerce du sucre. Ils y participèrent tantôt en tant que marchands, tantôt via le trafic d’êtres humains : encore une activité bien peu cachère !
D’autre part, si les Juifs rompirent avec leurs occupations en tant que pirates dans les Caraïbes, ils n’avaient toutefois pas totalement rendu les armes. Un siècle plus tard, après l’Espagne, c’est contre l’Angleterre que de nouveaux corsaires furent engagés à lutter. Les insurgés combattant pour l’indépendance des Etats-Unis se firent aider par une douzaine de pirates juifs de renom. Au commandement de leurs propres navires, ils abattirent plus de six cents bateaux anglais. A l’heure de la victoire, ils furent considérés comme les fondateurs des premières communautés juives d’Amérique du Nord.
Quoiqu’il soit difficile d’établir des estimations chiffrées, on évalue à quelque 10.000 conversos le nombre de Juifs installés sur le continent américain. Ils auraient constitué environ 5% des colons à l’intérieur des terres et 15% de ceux vivant dans les îles.
Des personnages tels que Sinan, Samuel Palache, Moïse Cohen, « Motta le Portugais », Barthélémy le Portugais ou, encore, Moses Cohen Henrique, illustrent l’implication des Juifs dans la mode de l’époque, dont la piraterie (d’Etat ou non).
Cette activité s’explique dans une certaine mesure. Dans le nouveau monde du XVIe siècle, où des colonies marrane parsèment le territoire, ces Juifs et conversos en viendraient rapidement à dominer le négoce, grâce aux liens tissés avec les commerçants du monde entier. Le XVIIe siècle est d’ailleurs souvent considéré comme « l’âge des grands marchands Juifs ». A l’heure où l’envoi de corsaires chargés par leur pays de piller les bateaux ennemis était devenu monnaie courante, il n’y avait rien d’étonnant à ce que certains aient tenté de tirer profit de ces relations qui les amenaient à être mieux informés que quiconque sur les routes empruntées par les navires marchands, leur cargaison, les biens personnels emmenés à bord par leur capitaine, etc. Tantôt conseillers, tantôt finançant les expéditions, tantôt capitaines et tantôt, même, commandants de groupes armés, ils conquirent ainsi le nouveau marché s’offrant à eux dans les Caraïbes.
Certains s’étonneront de voir des Juifs s’adonner à de telles pratiques. Nulle nation, pourtant, n’est à l’abri de telles dérives, quelles que soient les valeurs partagées par ses membres. Bien que cela n’excuse pas les comportements criminels adoptés par les pirates sépharades, le traumatisme engendré par les persécutions qu’ils ont subies a indubitablement poussé certaines victimes à développer un désir de vengeance envers leurs oppresseurs, un désir de vengeance contre laquelle les Lois de Moïse ne pouvaient les protéger, un désir de vengeance que seule l’agressivité et la cruauté pouvaient contenter.
Les sépharades réfugiés sur les côtes barbaresques aidèrent d’abord les Maures à piller les côtes espagnoles en finançant et en guidant leurs expéditions. Puis, au début du XVIIe siècle, un autre stratagème fut employé pour s’attaquer à l’Espagne : le soutien à ses ennemis. C’est à cette fin que les Juifs s’unirent à l’Angleterre et aux Provinces-Unies dans leur tentative de coloniser de nouveaux territoires. En fait, on retrouve des conversos notoires dans à peu près toutes les aventures qui jalonnent la colonisation, que ce soit en tant qu’explorateurs, navigateurs, conquistadors, qu’en coulisses, comme financiers, armateurs ou administrateurs. Des vestiges de ces temps révolus témoignent encore de ces existences atypiques pour des Juifs. C’est le cas des monuments funéraires où se côtoient têtes de mort, os de fémurs croisés et candélabres.
N.B. : Pour plus d’information à ce sujet, vous pouvez consulter l’ouvrage d’Edward Kritzler, Les Pirates juifs des Caraïbes. L’incroyable histoire des protégés de Christophe Colomb.
Article paru précédemment dans la Centrale n°339 (mars 2016).
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