top of page
  • Photo du rédacteurAurélie Collart

Qırmızı Qəsəbə (ou Krasnaya Sloboda), un dernier shtetl en plein Azerbaïdjan


Il était une fois un village presque uniquement peuplé de Juifs. Un shtetl, comme il en existait un peu partout en Union soviétique, avant l’avènement de la vague d’inhumanité qui traversa l’Europe durant la Seconde Guerre mondiale. Mais Qırmızı Qəsəbə (prononcé « Quirmizi Qazaba »), aussi appelé Krasnaya Sloboda (« le village rouge », en russe), ne fait pas seulement partie de l’histoire. Aujourd’hui encore, il s’élève, au nord-est de l’Azerbaïdjan, seul survivant aux années les plus sombres du XXe siècle pour les enfants de la Torah.


Synagogue aux six dômes de Krasnaya Sloboda (Wikimedia commons)

L’Azerbaïdjan, la tolérance face à la diversité


L’Azerbaïdjan, par son rôle historique d’ancienne route commerciale entre l’Asie et l’Europe, tient lieu de carrefour entre de nombreuses civilisations et cultures. Il se définit, d’ailleurs, comme laïque. En ces terres de tolérance, les groupes ethniques cohabitent, de manière pacifique ; leurs origines sont variées (byzantine, turques-oghuz, perses, ou encore scythes), tout comme les religions qu’ils professent. Si, d’une part, l’islam y est largement prédominant, c’est également en ces régions, élargies à l’actuel Iran, régions considérées comme le berceau du christianisme dans le Caucase, que le zoroastrisme prendra racine. En dépit de sa diversité cultuelle, l’Azerbaïdjan n’est pas un pays très religieux : le taux de pratiquants y est l’un des plus bas au monde. Quant aux Juifs, ils sont représentés par trois sous-groupes distincts : les Juifs des montagnes (qui nous concernent dans le cadre de cet article), les Juifs ashkénazes et les Juifs géorgiens. Tous autant qu’ils sont, ils peuvent pratiquer leur religion librement et ne semblent pas connaître l’antisémitisme. Bien qu’ils eurent à endurer la rigueur de l’Empire soviétique, clairement opposé à toutes les religions, ceux-là comptent parmi les rares Juifs que la Shoah aura épargné, puisque l’Azerbaïdjan ne fit jamais partie des territoires conquis par l’Allemagne nazie.


Fondation d’un village juif


L’origine de l’arrivée des Juifs dans les montagnes du Caucase est un grand sujet de controverse pour les chercheurs. Nombreux, parmi ces Juifs (qui s’autoappellent Juhuros ou Juvuros, en dialecte quba), se considèrent comme des descendants des Tribus perdues d’Israël qui auraient quitté leur terre natale lors de la destruction du premier Temple par les Assyriens, en 722 avant notre ère. Certains, déplacés en Médie, se seraient associés aux Tats. Cette thèse expliquerait la raison pour laquelle ces Juifs des montagnes parlent le judéo-tat, aussi appelé juhuri, un mélange de tat et d’hébreu.


Selon certains avis, la communauté pourrait habiter ces régions depuis plus de 2500 ans. A l’opposé, d’autres situent son arrivée à quelque 300 ans à peine, à l’occasion de la proposition faite aux Perses, par un khan local, de venir s’installer dans ses territoires. Dans cette éventualité, les relations entre les Juhuros et leurs cousins d’Iran auraient été coupées en conséquence des modifications de frontières survenues par la suite. Une autre hypothèse encore, plus improbable, néanmoins, prête des origines khazares aux Juhuros.


Ces Juifs auraient pu, également, s’installer dans les montagnes de Quba aux alentours du XIIIe siècle. Contrairement à leurs coreligionnaires européens, ils étaient autorisés à posséder des terres qu’ils pouvaient notamment exploiter à des fins agricoles. En fait, ils exerçaient les mêmes métiers que leurs voisins musulmans, cultivateurs de blé, principalement, mais aussi de riz et de tabac, viticulteurs et éleveurs de vers à soie.


Quant à la fondation de villages juifs, elle remonterait au XVIIIe siècle, lorsque le khan de Quba, du nom de Feteli, autorisa les Juifs, persécutés par des fondamentalistes de l’islam, à créer leurs propres communautés sur la rive opposée de la rivière bordant la ville de Quba. Plusieurs shtetl virent ainsi le jour. L’un d’eux fut nommé Yevreskaya Sloboda (signifiant « village juif »), mais changea de nom sous le règne de l’Empire soviétique pour s’appeler Krasnaya Sloboda (« village rouge »).


Au XIXe siècle se développe une nouvelle activité chez les Juifs. Sans que l’on en connaisse la raison exacte, ils s’engagent en nombre dans les métiers du cuir et, en particulier, la tannerie.


Déjudaïsation et immigration


Avant la prise de pouvoir par les soviets, Yevreskaya Sloboda était célèbre pour ses érudits et ses onze synagogues. Mais, les communistes russes, qui cherchaient à « libérer » les peuples du prétendu carcan imposé par les religions, scellèrent les portes des synagogues (à l’exception d’une seule) et contraignirent les rabbins à l’exil dans les âpres terres de Sibérie. Sept parmi ces synagogues furent préservées, bien que, dès lors, réservées à d’autres usages : cinéma, dépôt de marchandises, manufacture de tapis, etc. Le village, quant à lui, fut transformé en ferme collective locale où l’on rassembla les musulmans et les juifs. Les générations suivantes furent, dès cet instant, privées d’une éducation juive officielle, et ce, jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Mikhail Gorbatchev, au milieu des années 80.


En 1991, Gorbatchev remit sa démission et provoqua, par là même, la chute de l’URSS. L’Azerbaïdjan, pour sa part, acquit son indépendance et instaura un régime fondé sur la tolérance et le respect de la diversité. Toutefois, la liberté nouvellement acquise n’empêcha pas un exode vers Israël, principalement, des Juhuros en quête de travail, mais aussi vers l’Europe et les Etats-Unis. Cette immigration massive provoqua une chute radicale de la population qui passa de quelque 18.000 personnes à 3000 ou 4000 aujourd’hui.

Tentative de rejudaïsation


A l’heure actuelle, Qırmızı Qəsəbə est probablement le seul village complètement juif au monde, en dehors d’Israël. Si beaucoup, parmi les plus anciens, ne parlent pas hébreu, ils ont appris par cœur des prières qu’ils chantent (sans, toutefois, en comprendre le sens). Chez les jeunes, néanmoins, cette ignorance est beaucoup plus rare. Depuis la chute du régime soviétique, en effet, ils reçoivent, de nouveau, une éducation juive. Certains rabbins viennent directement d’Israël pour leur servir de professeurs.


Les deux écoles secondaires que compte le village ne sont pas des écoles juives. Bien qu’on y enseigne l’hébreu, l’histoire juive à raison de deux heures par semaine ainsi que la signification des fêtes juives au moment de leur célébration, les élèves n’y sont pas éduqués en matières religieuses. Des leçons peuvent, néanmoins, être suivies en dehors des heures de cours pour tout ce qui a trait à ces questions. Une nouvelle yeshiva, dont les professeurs viennent d’Israël, a d’ailleurs été créée à Krasnaya Sloboda. En sept années de fonctionnement, des dizaines de garçons y ont déjà été formés et une vingtaine de filles (entre 9 et 13 ans) y ont suivi des cours d’hébreu et appris des chants juifs.


Mark Zarbaiyulev, à peine âgé de 20 ans, est le guide spirituel de son quartier. D’après Scattered Among the Nations, site dédié aux Juifs de la diaspora, le jeune homme est convaincu que son village est en bonne voie de retrouver son ancienne gloire juive : « Chaque jour, affirme-t-il, plus d’étudiants se rendent à la yeshiva. Par conséquent, je pense qu’il y aura plus de synagogues, plus d’écoles, si bien que lorsque nous serons vieux, Yevreskaya Sloboda sera, de nouveau, un village juif (sous-entendu :

« pratiquant »). »


Selon les propos recueillis par le magazine juif européen Shalom auprès du président de la communauté, Boris Simandoyev et le secrétaire général, Yehouda ben Sasson Abramov, la commune est prospère. Les rues y sont bien entretenues et elle bénéficie, en plus des deux écoles secondaires et de la yeshiva, d’un collège et d’un centre culturel juif. La vie juive y est également très active.


Intérieur de la synagogue aux 6 dômes de Qırmızı Qəsəbə (Aykhan Zayedzadeh, Wikimedia Commons)

Cependant, les responsables de la communauté reconnaissent que la situation économique est préoccupante. Les jeunes ont des difficultés à trouver du travail au sein de la communauté et rechignent à suivre de longues études (pour devenir médecin, par exemple) pour finalement gagner un salaire trop peu élevé. C’est d’ailleurs la raison du départ de certains habitants du village juif pour Quba ou pour d’autres horizons (notamment Moscou). D’autres ont choisi de continuer à résider à Krasnaya Sloboda et traversent, chaque jour, la rivière, pour se rendre à leur lieu de travail dans la ville voisine. D’autre part, au lieu d’adopter la solution de l’immigration, les jeunes cherchent, de plus en plus, à trouver leur place dans le village, afin de préserver et de protéger leur identité hors du commun. Quant aux mariages, à l’exception de rares cas, la majorité est contractée entre membres de la communauté.


Même si personne, pour le moment, ne vient ou revient s’installer dans le village, le président et le secrétaire général ont espoir en l’avenir. Selon eux, les gens nés dans le village sont attachés à ce lieu (ils reviennent d’ailleurs souvent pour commémorer leurs morts et demandent que leur corps soit enterré sous leur terre natale) et le restent, même lorsqu’ils ont émigré. Ainsi, ceux qui ont fait fortune en Terre sainte ou ailleurs investissent dans la construction de majestueuses maisons et participent au financement des institutions juives et non-juives du village. De plus, un grand nombre de ces exilés reviennent dans le but de célébrer leur mariage ou celui de leurs enfants.


Un judaïsme teinté de culture musulmane

Les Juhuros ne sont pas coupés du monde. Les contacts sont nombreux entre les Juifs des montagnes et leurs voisins musulmans. Il n’est pas étonnant, dans ce contexte, que les Juifs aient emprunté aux musulmans certains de leurs traits culturels. Par exemple, ils observent un usage particulier : ils ôtent leurs chaussures à l’entrée de la synagogue et continuent leur chemin jusqu’à la bimah, foulant les tapis orientaux réalisés à la main qui couvrent le sol de l’édifice religieux. Semyonov, gabbaï (personne chargée des affaires internes de la synagogue) à Krasnaya Sloboda, s’étonne d’ailleurs, d’après les propos recueillis par le quotidien américain The Philadelphia Inquirer, que cette pratique ne soit pas adoptée par tous les Juifs : « Et si, interroge-t-il, un homme a été aux toilettes avant d’entrer dans une synagogue ? »


Parmi les comportements partagés avec l’islam, citons également le lavage des pieds des visiteurs par leurs hôtes ou, encore, le port d’un foulard par de nombreuses femmes juhuros, à la mode de certaines musulmanes. Par ailleurs, d’un point de vue linguistique, l’azéri, langue commune chez les musulmans de ces régions, est parlé couramment par la plupart des Juhuros. Autant de signes montrant que les Juifs des montagnes entretiennent des liens serrés avec leur entourage fidèle à l’islam.


Shnoer Segal, rabbin de Bakou, fait partie des Israéliens venus en Azerbaïdjan pour y enseigner le judaïsme. D’abord plutôt réticent quant au travail qui lui était confié, il finira par y élire domicile, séduit par l’atmosphère pacifique qu’il y rencontrera : « Quand on m'a donné l’occasion de venir travailler comme rabbin à Bakou, avoue-t-il, j'ai accepté de venir par courtoisie. Je n'ai jamais pensé que je me retrouverais à vivre dans ce pays. Je n'avais aucune idée de ce qu’était l'Azerbaïdjan. J'avais prévu de visiter le pays et de décliner, ensuite, poliment. Mais, quand je suis arrivé à Bakou, j'ai été vraiment surpris par ce que j'ai vu. Il s'agit d'un pays musulman, mais les Juifs vivent ici ouvertement. » Le rabbin déclare qu’il se sent à l'aise en marchant dans les rues de Bakou, en tenue juive. Or, cette sensation de sécurité est difficilement concevable, dans la plupart des pays musulmans, et de plus en plus rare, chez nous, dans l’Union européenne ou à Bruxelles, surtout dans certains quartiers à majorité musulmane.


Une vision traditionaliste de la femme


A Qırmızı Qəsəbə, très peu de femmes font des études supérieures ou continuent, même, l’école après leur quinzième année. Peu à peu, à cet âge, elles quittent les cours afin de se préparer au mariage. Celles qui vont quand même à l’université, lorsqu’elles se marient, retournent également au village et reprennent leur vie traditionnelle, au service de leur mari. Car, selon la tradition juhuro, la place des femmes est à la maison. Elles ne la quittent que lorsque leur mari les y autorise ; en pratique, uniquement lors d’escapades familiales.


Un exemple d’entente harmonieuse entre Juifs et musulmans


Pour conclure, citons le leader de la communauté de Krasnaya Sloboda, Boris Simanduyev, à qui la parole est donnée dans une vidéo de JN1 (Jewish News One): « La population locale, explique-t-il, a toujours été capable de vivre ici sans aucun sentiment d'anxiété. Historiquement, nous n'avons connu aucune forme de confrontation sur les questions de nationalité ou de religion. La clé de ce succès est que nous respectons les religions des uns et des autres. Ici, à Krasnaya Sloboda, nous avons du respect pour les trois confessions. Nous croyons que les trois religions sont données par Dieu. Nous respectons non seulement le judaïsme, mais aussi le christianisme et l'islam. C’est grâce à la tolérance entre nous, que nous avons été en mesure de continuer à vivre ici depuis si longtemps. Nous avons même pu prier quand la religion a été officiellement interdite pendant l'ère soviétique. La communauté musulmane locale savait alors que nous étions en train de prier secrètement, mais elle ne nous a jamais trahis. C'est la raison pour laquelle nous avons été en mesure de survivre. »


Bien tout n'y soit pas idéal, notamment en ce qui concerne les conditions de la femme, ce petit village, fort d’à peine quelques milliers d’habitants, brille d’une formidable lueur d’espoir. Il est l’exemple parfait qu’une entente cordiale et respectueuse est possible entre juifs et musulmans.



Article publié précédemment dans la Centrale n°334, décembre 2014.

184 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout
bottom of page