top of page
Photo du rédacteurTsillia Finn

Queer Yiddishkeit, un mariage moderne

À la fin des années 90, une série de phénomènes culturels émerge principalement en Amérique du Nord, chez des personnes juives nées après la Seconde Guerre mondiale et qui s’identifient comme gays, lesbiennes ou bisexuelles : le Queer Yiddishkeit, autrement dit, la judéité queer. A travers différentes initiatives, artistes et militants créent des espaces où peuvent exister celles et ceux qui ont été écartés de la tradition, l’histoire et des cultures juives traditionnelles : les personnes LGBTQIA+ (1). Ce phénomène est trop restreint pour être considéré comme une véritable révolution culturelle au sein du judaïsme. Cependant, cela propose une nouvelle forme de revendication et de remise en question des traditions, qu’elles soient juives ou non d’ailleurs. En outre, pour les Juifs de la diaspora et les personnes queers, le combat est tangent : il s’agit de trouver ou de créer une place dans un monde souvent hostile à ce qui est considéré comme différent, hors de la norme. Et c’est pour cette raison, précisément, que le Queer Yiddishkeit a du sens. Être juif et queer implique un entrelacement de différents combats : comment être juif en diaspora, comment être queer dans des sociétés encore peu ouvertes aux questions de genres et de sexualités, mais surtout, comment être queer et juif ?


Photo libre de droits de Sarah Stierch

Être queer dans un monde hassidique


On le sait, de nombreux témoignages existant sur le sujet, le chemin d’émancipation des personnes qui décident de quitter un jour leur communauté hassidique/haredi est douloureux, compliqué et très souvent solitaire. L’adaptation au monde extérieur est d’autant moins évidente que certains ne parlent pas d’autre langue que le yiddish. Dans ce contexte, le Queer Yiddishkeit rend visibles et fait exister ces autres Juifs qui tentent de concilier leurs identités juive et queer. Parmi celles et ceux qui ont réussi à se faire une place dans le monde extérieur, on trouve des artistes dont le travail est fortement engagé et teinté de leur parcours.


À ce propos, on découvrira avec intérêt le magnifique travail de Shterna Goldbloom, artiste et ex-hassid. Elle a créé des rouleaux de la Torah qui, lorsqu’ils sont déroulés, révèlent les témoignages et photographies de personnes juives LGBTQIA+ qui peinent à trouver un pont entre leurs traditions familiales et leur genre ou sexualité. Elle appelle cette série Feygeles, un terme yiddish utilisé pour désigner une personne homosexuelle, et qui signifie également un petit oiseau. Elle raconte, ainsi, l’envol ou la fuite de ces personnes qui, comme elle, ont quitté le milieu hassidique, mais qui n’ont, pour autant, pas renoncé à leur judéité. Dans sa série de photographies I am the other, elle se met en scène dans le Sitra Achra. Elle explique : « Sitra Achra, c’est le terme utilisé pour décrire tout ce qui se trouve « de l’autre côté » de ce qui est sacré, comme les personnes queers, les femmes qui ne correspondent pas à la définition traditionnelle de la féminité, les femmes qui vont à l’université, et qui veulent avoir des enfants hors mariage ou sans époux. Sitra Achra, c’est moi. Maintenant que je me trouve de l’autre côté, je tente de trouver un moyen d’unir ces deux parties de moi-même, de créer une conversation entre tradition et hérésie. Enfin, dans Shabbos, elle recrée cette ambiance si particulière du shabbat avec la famille qu’elle s’est choisie et qui comprend, selon ses mots, queers, rabbins, artistes et hérétiques.


Qui a vu la série Unorthodox, a certainement entendu parler d’Eli Rosen qui joue le rôle du rabbin ultra orthodoxe, ce qui est assez amusant quand on sait qu’il a lui aussi quitté la communauté dans laquelle il a grandi. Il travaille aujourd’hui pour une troupe de théâtre, le New Yiddish Rep, en plus d’être traducteur de yiddish, acteur et conseiller culturel pour des films et séries qui traitent de la vie hassidique. Il a participé en 2022 à la traduction en yiddish du livre You Be You ! de Jonathan Branfman, un manuel destiné aux enfants de 7 à 11 ans ou aux adultes, pour expliquer la diversité des genres, des sexualités et des familles. Si Eli Rosen croit en ce projet, c’est parce qu’il est convaincu que certains parents hassidiques pourraient en faire usage dans le privé de leur maison pour leur propre éducation ou celle de leurs enfants. Dans sa traduction, il adapte l’histoire de Jonathan Branfman au milieu hassidique en utilisant des marqueurs traditionnels, la marieuse, par exemple. Cela lui permet d’aborder des thématiques moins orthodoxes en gardant néanmoins un cadre dans lequel lectrices et lecteurs pourront se reconnaître. Le but de ce livre n’est pas de bouleverser ou de provoquer le monde hassidique, mais de permettre une ouverture, dans leur langue, à celles et ceux qui veulent en savoir plus sur la diversité des formes que peuvent prendre l’amour et la famille.


Judéité et drag queens


Dans de nombreux articles consacrés au sujet, le nom d’un groupe de drag queens (2) chanteuses revient souvent : les Kinsey Sicks. Et quelle découverte ! Ce quatuor exclusivement vocal parodie des chansons populaires « a dragapella » en jouant des codes de l’univers du drag pour aborder des thématiques sensibles. En effet, on trouve, derrière la légèreté des textes des Kinsey Sicks, la fonction catalysatrice de l’humour. Ainsi, avec comme arme une écriture cinglante et burlesque, elles s’attaquent à Donald Trump, et aux Républicains, de manière générale, plaident pour la liberté sexuelle, et amènent sur scène des problématiques juives. Par exemple, dans Jews Better Watch Out, parodie partiellement chantée en yiddish de Santa Claus is Coming to Town (ou Senty Kloyz is Gekimmen in Shtetl) le groupe met en garde de l’arrivée imminente du Père Noël, les juifs assimilés qui osent être en relation avec des non-juifs ou, pire, qui, chaque année, achètent un sapin pour Noël. Leur chanson Nice Jewish Girls est une véritable ode féministe à ces femmes juives qui ont fait le contraire de ce qu’on attendait d’elles et qui ont pris leur destin en main, quitte à provoquer ou choquer : Eve, Esther, Golda Meir, Gertrude Stein, Bette the Divine, Bea Arthur, Lillian Hellman, Gloria Steineim, ou encore Emma Goldman.


Ben Schatz, qui a écrit la plupart des paroles, et Irwin Keller, deux des membres fondateurs, sont juifs, tout comme leurs personnages respectifs Rachel et Winnie. Dans sa biographie fictive, Winnie raconte, d’ailleurs, avoir été membre d’un groupe de heavy metal klezmer et travaille à la publication d’un livre de cuisine de Pessah intitulé « I Can’t Believe It’s Not Chometz ! » (« Incroyable que ce ne soit pas Chametz ! ») Après 21 ans de bons et loyaux services auprès des Kinsey Sicks, Irwin Keller, à 47 ans, accomplit son rêve d’enfant : devenir rabbin. En officiant au sein d’une communauté reconnue pour son ouverture et son inclusivité, Irwin Keller est le symbole d’une histoire de réconciliation entre judaïsme traditionnel et moderne. « Disrupter » pour mieux pouvoir construire, c’est cela le Queer Yiddishkeit.


De nouveaux moyens d’expression


La liberté sur internet est un couteau à double tranchant : si elle peut amener rapidement à des dérives, elle offre aussi un espace d’expression à des personnes à qui la parole a toujours été refusée. Il est intéressant de constater que sur ces différentes plateformes, se regroupent et se retrouvent toutes les personnes évoquées plus haut et bien d’autres. Les deux projets qui suivent, centralisent, en fait, les nombreuses initiatives, parfois éparses, projets artistiques ou, encore, recherches académiques qui concernent la judéité queer, ce qui est d’une extrême richesse pour celles et ceux qui s’intéressent au sujet.


En 2016, Sandra Fox crée Vaybertaytsh, un podcast féministe et presque exclusivement en yiddish. Le terme « vaybertaytsh » désigne les commentaires de la Torah qui concernent les femmes et qui sont écrits par des hommes. Avec ce podcast, Sandra Fox et ses intervenantes récupèrent leur pouvoir d’expression et se réapproprient les sujets qui les concernent : l’identité, le genre, la famille, le sexe, l’amour, la santé des femmes, la mode équitable, la recherche académique, etc. Toutes les personnes participantes maîtrisent le sujet qu’elles amènent dans chaque épisode, faisant, ainsi, un beau pied de nez à cette « mecsplication (3) originelle » que sont les explications de la Torah. En abordant ces sujets en yiddish, Sandra Fox les fait exister dans une tradition qui a majoritairement eu tendance à les effacer de l’histoire, ou en tout cas à déposséder les personnes concernées de leur maîtrise et la gestion de ces questions. Tous les épisodes sont en accès libre sur le site de Vaybertaytsh dont certains, en anglais.


In geveb est un journal associatif en ligne et gratuit dont le contenu, très accessible, est vérifié par des spécialistes en questions juives du monde entier. La grande diversité des sujets abordés a pour fil conducteur l’utilisation de moyens technologiques et académiques modernes pour partager avec le plus grand nombre la richesse de la littérature, langue et culture yiddish. On peut y trouver la traduction en anglais de textes ou poèmes anciens, des critiques littéraires et analyses d’ouvrages, des guides pédagogiques, ainsi qu’un blog qui rassemble articles, podcasts, essais, etc. sur tous les aspects de la culture yiddish. Il n’est donc pas surprenant de trouver sur une telle plateforme un nombre considérable d’articles qui, dans cette ambition de s’ancrer dans un présent moderne et progressiste, mettent en relation yiddish et culture queer.


L’essence-même de la pensée juive


À la réflexion sur tout ceci, on a le sentiment d’avoir assisté au numéro d’une contorsionniste en équilibre sur un fil jonglant avec des torches enflammées : cela semble extrêmement technique, cela demande une flexibilité incroyable, et personne n’a l’air de croire cela possible. Et pourtant, ça marche. Ce qu’il y a d’inspirant dans ces différents témoignages et initiatives, c’est l’ouverture sur un champ infini de nouvelles possibilités d’être juif. Alicia Svigals, ancienne membre du groupe The Klezmatics, regroupant musiciens juifs, gays et lesbiens, définit le Queer Yiddishkeit comme un acte d’intégration. Une manière de concilier les différentes parties de soi qui semblent incompatibles, et, surtout une inclusion des jeunes Juifs dans leur histoire familiale. Ceux-ci se réconcilient avec une tradition ancienne qui semblait les avoir oubliés. Dans le milieu du drag, la notion de descendance est basée sur une concomitance culturelle, de style, d’univers artistique, et non sur des éléments biologiques, et donc, dans le cas présent, le Queer Yiddishkeit ajoute la judéité comme socle à ces familles symboliques. Finalement, c’est un exercice complexe de l’esprit qui consiste à questionner éternellement ce qui l’a déjà été dans le passé, et de lui redonner du sens pour l’inscrire dans le présent. Et ne serait-ce pas l’essence-même de la pensée juive ?



(1) Lesbienne, Gay, Bi, Trans, Queer, Intersexe, Asexuel, et les autres.

(2) Personne, généralement de genre masculin, qui s’habille et se maquille dans le but de ressembler à une femme à titre d’animation ou de spectacle.

(3) La mecsplication (mansplaining en anglais) désigne une situation dans laquelle un homme explique quelque chose à une femme alors qu’elle maîtrise déjà le sujet, souvent sur un ton paternaliste ou condescendant.



507 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout

Comments


bottom of page