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  • Photo du rédacteurTsillia Finn

Les Juifs de San Nicandro


Le 11 novembre 1949, un petit groupe de paysans italiens embarque sur l’un des navires chargé d’emmener celles et ceux qui quittent l’Italie pour s’installer en Israël. En jetant un dernier regard vers la campagne dans laquelle ils ont toujours vécu, tous sont convaincus que c’est cette nouvelle terre vers laquelle ils voguent qui sera la leur. Pourtant, rien ne semblait les destiner à ce voyage, eux, qui vingt ans plus tôt étaient encore chrétiens. D’un petit village du sud de l’Italie aux terres d’accueil israéliennes, voici l’incroyable histoire des Juifs de San Nicandro.


L’histoire débute dans les Pouilles, région du sud de l’Italie où les oliviers s’étendent à perte de vue, avec un San Nicandrais du nom de Donato Manduzio. Envoyé sur le front lors de la Première Guerre mondiale, ce paysan analphabète apprend à lire en observant les soldats à qui il a demandé d’écrire à sa famille des lettres en son nom. Homme pieux, il découvre alors, une fois de retour chez lui, l’Ancien Testament qu’il peut désormais lire par lui-même. Soudainement, certaines pratiques religieuses, qui lui ont été enseignées, ne font plus sens. Il n’accepte plus la vénération des statues, puisque ce commandement va à l’encontre du texte religieux et ne comprend pas l’intérêt du baptême des nouveaux-nés, qui sont exempts de tout péché, de toute souillure. Il prône un retour aux sources.


Donato Manduzio (domaine public)

Partant du texte, il applique fidèlement les rituels du peuple hébreu biblique qu’il pense alors disparu de la surface de la Terre. Si cela peut faire sourire, on comprendra que pour un homme qui, à l’époque, ne dispose évidemment pas de réseau social, de moteur de recherche ou de téléphone portable, l’accès à l’information est limité à ce qui se trouve dans son environnement. Et des juifs, personne n’en a jamais vus à San Nicandro. Manduzio est alors habité d’une mission: enseigner les rites originels, faire renaître ce peuple disparu et le mener en Terre Sainte ; ce qui lui vaudra le surnom de Moïse des Pouilles. Sa mission est d’ailleurs renforcée par l’une des nombreuses visions qu’il aura au cours de sa vie. En 1934, alors qu’il est en train de bêcher dans un champ, il voit un troupeau de brebis sans berger qui, doucement, monte vers la colline. Il comprend alors que les brebis sont le peuple de Dieu et qu’il sera le berger qui les mènera à leur terre.


Progressivement, une communauté de fidèles se constitue autour du charismatique Manduzio, qui se considère comme un prophète moderne. Ces anciens chrétiens sont alors appelés Sabbatistes par les autres habitants du village. Leur jour de repos est désormais le samedi et le repas est préparé la veille afin de respecter le repos de Shabbat. Leur seule occupation de la journée est de se rendre ensemble à la gare pour attendre le messie.


À ce stade, ce phénomène de conversion spontanée est unique dans l’Europe du XXe siècle car elle s’est produite sans que les adeptes aient eu, jusqu’à la fin des années 30, un quelconque contact avec une autre communauté juive. Il est exceptionnel également car il s’est produit dans le contexte des lois raciales qui commençaient à être d’application en Italie, donc au pire moment pour constituer une communauté juive. Certains témoins racontent d’ailleurs avoir affirmé sans peur leur judaïsme aux soldats allemands qui sont passés par San Nicandro.


Un jour, un marchand traverse le village et entend Manduzio converser avec l’un de ses disciples sur le peuple juif que tous deux pensent disparu. Amusé, il leur fait savoir que les grandes villes italiennes sont pleines de juifs et qu’à Rome se trouve même un Grand Rabbin qui dirige les différentes communautés. Manduzio lui envoie alors immédiatement une lettre pour l’informer de l’existence de leur congrégation et le rabbin, croyant à une blague, ne donnera pas suite. Manduzio ne se découragera pas et continuera à envoyer des lettres à Rome jusqu’à ce qu’en 1936, le nouveau Grand Rabbin, Davide Prato décide de considérer l’affaire. Il leur envoie comme émissaire Rafaele Cantoni chargé d’enseigner les rituels de façon plus orthodoxe et d’ouvrir une petite synagogue. Cet homme, fervent sioniste et antifasciste, sera plus tard connu pour avoir travaillé au sein de la Delegazione per l’Assistenza degli Emigranti Ebreì (Délégation de soutien aux émigrants juifs). Une fois sur place, il essaie de les décourager de se convertir au judaïsme, vu le fascisme grandissant en Italie. Rien n’y fait, les San Nicandrais sont déterminés, et le rabbinat dira même d’eux qu’ils sont de véritables justes, car ils se sont convertis au moment où le judaïsme était persécuté. En 1948 a lieu la conversion officielle, les hommes sont circoncis et les femmes se baignent habillées dans la mer, comme mikvé, un foulard sur la tête. La congrégation de San Nicandro est enfin reconnue comme véritable communauté juive.


L'écrivain Enzio Sereni et les Juifs de San Nicandro (domaine public))

Peu à peu, le départ vers Israël s’organise. Pourtant, comme Moïse, Manduzio ne mettra jamais un pied en Israël. Opposé au voyage, car selon lui, la terre sainte n’est pas encore disposée à recevoir son peuple, il décédera, avant le périple, en mars 1948. Plus d’un an plus tard, une cinquantaine de personnes quitteront San Nicandro et partiront depuis le port de Bari vers la Galilée où, aujourd’hui encore, vivent pour la plupart leurs descendants. Certains fidèles resteront à San Nicandro et continueront d’appliquer les préceptes de Manduzio après sa mort. Aujourd’hui, la petite communauté, qui n’a plus jamais connu de rabbin après Donato, subsiste difficilement. Ses fidèles se font de moins en moins nombreux. Au début des années 2000, elle était composée d’un groupe restreint de femmes et de leurs enfants qui pratiquaient à leur manière, comme aux premiers temps de Manduzio. Elles sont considérées comme des étrangères dans le village, car elles vivent à un autre rythme que leurs voisins. Mais elles sont amenées à faire des mariages mixtes, vu le nombre infime d’hommes juifs dans la région. Nous n’avons, malheureusement, pas trouvé d’informations récentes sur les Juifs de San Nicandro.


L’histoire des Juifs de San Nicandro semble relever du miracle. En réalité, celle-ci repose en grande partie sur la personnalité naturellement charismatique et la détermination d’un homme en qui d’autres ont vu un prophète. À ceux qui lui disaient “Tu n’es pas un Juif de race !”, Manduzio répondait “Abraham non plus, ni même Isaac. Dieu l’a appelé parmi tous les autres. Et il l’a suivi.” En une dizaine d’années, ses enseignements ont radicalement changé la vie des paysans du village qui, tellement convaincus que là était leur destinée, seront parmi les premiers pionniers en Israël où ils seront finalement considérés par leurs voisins comme des Juifs, des vrais.


Article paru dans la Centrale n°367 (avril 2023)

N.B. Pour en savoir plus sur Manduzio, ainsi que l’histoire et le contexte de la région qui ont permis la naissance de cette communauté juive, nous vous invitons à lire l’ouvrage d’Elena Cassin, San Nicandro. Histoire d’une conversion.


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