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  • Photo du rédacteurSarah Borensztein

L’Affiche Rouge


Depuis février 2022, la guerre est revenue en Europe. Voilà que, brutalement, nous nous sommes souvenus de ce monstre hideux dont nous pensions, naïvement, et avec un soupçon d’arrogance peut-être, qu’il ne nous concernait plus. Mais la bravoure des Ukrainiens nous donne aussi une leçon de vie et de force.

Par le passé, d’autres Européens ont fait preuve de courage et de sens du sacrifice pour la liberté de tous. À l’époque, comme aujourd’hui, il était question d’effets de langage, de communication et de propagande. Mais, parfois, de la laideur surgit la beauté : c’est ce qu’on appelle la poésie.


Missak Manouchian, deux jours après son arrestation.

En 1954, Paris donna le nom de Groupe Manouchian à l’une de ses rues. À l’occasion de son inauguration, en 1955, Louis Aragon publia un poème portant le même titre. [1] Cet hommage, rendu par la capitale française, et ce texte faisaient allusion à l’exécution, en 1944, de 23 résistants parisiens, membres des Francs-tireurs et partisans - main-d’œuvre immigrée. Ses membres, en grande majorité juifs et/ou étrangers, avaient notamment formé un groupe autour du poète et ouvrier arménien, Missak Manouchian. Afin de faire arrêter ces résistants, une affiche de propagande à fond rouge vif montrant leurs photographies, sera créée par l’occupant nazi et placardée dans les rues de Paris. Titrée « Des Libérateurs ? La libération par l’armée du crime », elle égrenait les noms de certains de ces héros, leurs origines et judéité éventuelle, ou encore, leur orientation politique (« Juif polonais », « Juifs hongrois », « Arménien », « Communiste italien », « Espagnol rouge »), ainsi que leurs supposés « méfaits ».



Arrêtés le 16 novembre 1943, puis jugés, les 23 résistants seront condamnés à mort et fusillés (Olga Bancic, résistante roumaine juive, sera décapitée).

Le 21 février 1944, jour de leur exécution, Missak Manouchian, se sachant condamné, écrit une dernière lettre à sa femme, Mélinée Manouchian, elle aussi résistante (et qui, elle, survivra à la guerre).

En voici quelques extraits :


« Ma Chère Méline, [2] ma petite orpheline bien-aimée,


Dans quelques heures, je ne serai plus de ce monde. Nous allons être fusillés cet après-midi à 15 heures. Cela m'arrive comme un accident dans ma vie, je n'y crois pas mais pourtant je sais que je ne te verrai plus jamais.

Que puis-je t'écrire ? Tout est confus en moi et bien clair en même temps.

Je m'étais engagé dans l'Armée de Libération en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la Victoire et du but. Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la Liberté et de la Paix de demain. (…) Au moment de mourir, je proclame que je n'ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit, chacun aura ce qu'il méritera comme châtiment et comme récompense. Le peuple allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre qui ne durera plus longtemps. Bonheur à tous... J'ai un regret profond de ne t'avoir pas rendue heureuse, j'aurais bien voulu avoir un enfant de toi, comme tu le voulais toujours. Je te prie donc de te marier après la guerre, sans faute, et d'avoir un enfant pour mon bonheur, et pour accomplir ma dernière volonté. Marie-toi avec quelqu'un qui puisse te rendre heureuse.

(…)

Avec l'aide des amis qui voudront bien m'honorer, tu feras éditer mes poèmes et mes écrits qui valent d'être lus. Tu apporteras mes souvenirs, si possible, à mes parents en Arménie. Je mourrai avec mes 23 camarades tout à l'heure avec le courage et la sérénité d'un homme qui a la conscience bien tranquille, car personnellement, je n'ai fait de mal à personne et si je l'ai fait, je l'ai fait sans haine.

Aujourd'hui, il y a du soleil. C'est en regardant le soleil et la belle nature que j'ai tant aimée que je dirai Adieu ! à la vie et à vous tous, ma bien chère femme et mes bien chers amis.

(…)

Adieu. Ton ami, ton camarade, ton mari. » [3]

L'affiche rouge

Onze ans plus tard, Aragon publie donc son fameux poème dans le journal L’Humanité, sous le premier titre de Groupe Manouchian. Ses mots s’inspirent directement de cette lettre d’adieu déchirante.

Un an plus tard, l’auteur français publie son texte dans un recueil de poèmes Le Roman inachevé et change le titre, qui devient Strophes pour se souvenir.


Tract au verso d’une reproduction de l’Affiche rouge, février 1944.

En 1961, Léo Ferré sort l’album Les Chansons d’Aragon qui, comme son nom l’indique, est tout entier consacré à la mise en musique des textes du poète. Parmi les textes, on trouve les Strophes pour se souvenir qui gagneront ainsi un nouveau titre : L’Affiche rouge.

Ce texte puissant connaîtra d’autres reprises comme celles de Catherine Sauvage ou Bernard Lavilliers.


En 2021, le groupe français Feu! Chatterton, lancé dans sa tournée Palais d’Argile (tirée de l’album éponyme) a l’idée de proposer une reprise de cette chanson pour ses nombreux concerts en francophonie. Amoureux de poésie, ils sont habitués à l’exercice, puisqu’ils ont, entre autres, déjà chanté les vers de Louis Aragon, mais aussi de Paul Eluard, de William Butler Yeats (traduit par Yves Bonnefoy) et de Jacques Prévert. Et cette fois encore, la magie opère... La reprise est bouleversante, portée par la voix rauque, chaude et profonde du chanteur Arthur Teboul, et enveloppée par le mélancolique jeu de clarinette du batteur Raphaël de Pressigny. Lumières tamisées, scénographie simple et efficace faite de colonnes rectangulaires blanches et de jeux de lumière, le public est immédiatement transporté par le morceau et par l’instant.


Février 2022. La guerre éclate en Ukraine et, alors que la tournée se poursuit, cette reprise prend soudain une dimension infiniment plus grande que le simple hommage. La Mémoire devient Présent, et l’émotion est palpable. Les regards s’embuent.


L'album vinyl Live Palais d'Argile (Sculpture/artwork : Edgard + Sacha Teboul)

Le 7 juin 2022, les Feu! étaient au Cirque Royal de Bruxelles et, comme tous les soirs, ils ont offert cette reprise magistrale. En introduction du morceau, Arthur Teboul dira : « Là, nous allons chanter les mots d’un autre. Les mots d’Aragon, que Ferré a mis en musique il y a un moment. Cette chanson, elle s’appelle L’Affiche rouge. Elle est... Elle est grave, c’est vrai. Mais en même temps, les mots terribles et si beaux, trouvés pour parler d’un temps funeste, résonnent aujourd’hui... Enfin voilà, il y a des choses qui ont 78 ans et qui pourtant ressemblent à notre monde. Alors, parfois il est bon de les rappeler. Ça fait du mal et du bien en même temps... C’est L’Affiche rouge. » Un instant suspendu que le public présent ce soir-là gardera certainement longtemps gravé dans son esprit.



Arthur Teboul et Raphaël de Pressigny, Festival des Libertés, Bruxelles, 20 octobre 2022 (Crédit photo : Sarah Borensztein)

Des émotions intenses qui sont également ressenties tout au long de la tournée par les cinq jeunes hommes du groupe. Le 1er avril 2022, ils écrivent sur leur page Facebook :

« Tous les soirs, cet instant.

On y repense longtemps après. Quand le tourbus nous embarque dans la nuit pour recommencer, tout recommencer, quelque chose de cet instant persiste. Un peu des mots terribles et sublimes de Louis Aragon, un peu de la fêlure de Ferré qui laisse passer tant de lumière.

Beaucoup du silence puis du frisson qui nous unit. Chaque soir.

On l’enregistre ? »

Et oui, ils l’ont enregistrée. En novembre 2022 est sorti un album live de leur tournée Palais d’Argile, et leur version de L’Affiche rouge s’y trouve, désormais gravée dans les sillons ainsi que dans les plateformes numériques.


Voilà comment une affiche répugnante de propagande nazie, s’est mue en hommage à l’héroïsme et à la droiture de ceux qui lui ont tenu tête. Voilà comment la laideur peut devenir beauté.

Par les temps si sombres que notre monde traverse, il est bon de se souvenir du courage de ceux qui nous ont précédés, de la cruauté qu’ils ont connue et subie, de l’humanité de Missak Manouchian jusqu’à la dernière minute de sa vie, et de la lumière que la Mémoire et la transmission peuvent néanmoins apporter. Il est d’ailleurs question, à l’occasion des 80 ans de la mort du résistant, en 2024, de faire entrer Missak et Mélinée Manouchian au Panthéon.


Amis lecteurs, précipitez-vous chez votre disquaire pour vous procurer la version longue de cet album live. [4] Ce texte puissant vous arrachera des larmes, mais de celles qui, en effet, font du bien, malgré tout. Quant aux autres chansons, celles de Feu! Chatterton, elles vous feront voyager d’une émotion à l’autre, avec toujours au cœur, l’amour de la poésie.



[1] cf. sites de la Mairie de Paris, https://mairie20.paris.fr/, et du réseau pédagogique Canopé, https://www.reseau-canope.fr.

[2] Si la résistante est connue sous le nom de « Mélinée », Missak écrit « Méline » dans sa lettre. Probablement un diminutif ou un rappel du prénom arménien de son amour : « Melinè ».

[3] Archives de la famille, Méline Manouchian. Texte intégral disponible sur le site internet du mémorial du Mont-Valérien : http://www.mont-valerien.fr/

[4] L’album existe en version courte (1h15) et intégrale (2h10). C’est sur cette dernière que l’on peut trouver L’Affiche rouge.



Article publié précédemment dans la Centrale, n°367, pp. 10-14 (avril 2023).

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