Le dibbouk juif tout comme l’esprit du vaudou des Haïtiens sont redoutés par les uns comme les autres. Au même titre, le zombie haïtien révèle aussi bien que le Golem des Juifs l’angoisse de l’asservissement ultime qui mène l’homme à l’anéantissement de son libre arbitre. Mais le rapprochement entre ces derniers est loin de s’en tenir à cet imaginaire. Durant une grande partie de son histoire, Haïti a, en effet, souvent tendu la main vers les Juifs opprimés. Plus récemment, c’était à Israël de lui rendre la pareille en l’aidant au lendemain du terrible séisme de 2010. Peut-être une expérience commune de l’esclavage est-elle la source des ressemblances identifiables entre la mythologie juive et haïtienne et de cette entraide séculaire.
Au diable, l’Inquisition !
En 1492, déjà, Haïti ouvrait ses portes aux Juifs d’Espagne fuyant l’Inquisition. Parmi les réfugiés se trouvaient probablement Christophe Colomb, que l’on pense aussi être un crypto-juif, et une partie des membres de son équipage, parmi lesquels Luis de Torres, l’interprète juif du célèbre navigateur.
Après 1633, date de la conquête d’Haïti par la France, le flux migratoire augmente, alors que de nombreux Juifs fuient la Hollande, dont beaucoup sont d’anciens marranes d’Espagne et du Brésil, ces derniers chassés en 1654 lors de la conquête du Brésil par le Portugal. Profitant à nouveau de l’hospitalité haïtienne, ils développent un grand nombre de plantations de canne à sucre. En dépit des édits successifs, promulgués en 1615, 1683 et 1685, décrétant l’expulsion des Juifs des Caraïbes françaises, des « lettres de naturalité » leur permettront encore d’y vivre du commerce et de l’industrie sans être trop inquiétés.
Les Juifs au cœur de la « Traite des Nègres »
Le siècle suivant, le siècle des Lumières, offre aux Juifs des îles autant de soucis que d’opportunités. En effet, au XVIIIe siècle, dans les îles, on manque de main-d’œuvre pour cultiver la canne si précieuse à l’industrie du sucre et du rhum. Se développe alors la « traite des Nègres ».
C’est alors que la France fait appel aux Juifs pour tenir les rênes de ce commerce tristement lucratif et organiser les voyages entre l’Afrique, d’où sont embarqués les esclaves, l’Amérique, en quête de bras et riche des produits de la canne à sucre, et l’Europe, avide de ces denrées de luxe. Toutefois, l’arrivée, à Saint-Domingue, en 1764, du comte d’Estaing, récemment nommé gouverneur général des Colonies, signe une période funeste pour les Juifs d’Haïti. Ses grands projets de « développement » requérant de solides fonds, en plus de la main-d’œuvre existante dans le chef des esclaves, il décide de se procurer l’argent là où il y en a, c’est-à-dire chez les riches commerçants, les colons les plus fortunés et les Juifs, dont l’héritage est confisqué. À mesure que se succèdent les gouverneurs dans les îles françaises d’Amérique, les Juifs sont tantôt intimidés, « désignés comme “sans patrie”, spéculateurs, dangereux pour la société nationale, concurrents des Français », tantôt estimés et considérés comme
« utiles au commerce, enrichissant le pays où ils travaillent, pacifiques voisins qu’il faut fréquenter sans fanatisme », comme l’explique Elvire Maurouard dans son étude historique consacrée aux Juifs d’Haïti.
Dès 1830, Haïti voit l’arrivée des Juifs d’Europe de l’Est, victimes des pogroms polonais et russes, et ceux du Moyen-Orient, lesquels s’échappent du Liban, de Syrie et d’Égypte. La plupart s’installent à proximité des ports et s’engagent également dans le commerce. En 1915, on compte pas moins de 200 familles juives à Haïti. Les vestiges d’une synagogue clandestine dans la ville de Jérémie ainsi que des monuments funéraires juifs à Cap-Haïtien et Jacmel attestent de cette époque.
Au nez et à la barbe des nazis…
En outre, Haïti est l’un des seuls pays à ouvrir ses frontières aux réfugiés juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Lors de l’accession d’Hitler à la chancellerie allemande, bon nombre d’intellectuels haïtiens tels que Dantès Bellegarde, un des plus virulents opposants à l’occupation américaine en Haïti, et Jacques Roumain, le fondateur du Parti communiste haïtien, se lèvent contre le nazisme. À partir de 1937, leur fournissant visas et passeport, la première république noire au monde accueille de nombreux Juifs fuyant le nazisme en tant que réfugiés politiques. Dans son roman consacré à l’accueil des Juifs par Haïti pendant la Seconde Guerre mondiale, Louis Phillipe Dalembert raconte qu’il s’agissait cette fois « de faire gober sa suffisance à Herr Hitler et, au passage, de voler au secours des malheureux Israélites. (…) Dans la foulée, ces nègres polychromes (les Haïtiens) avaient décrété que tout individu persécuté à cause de son ethnie ou de sa foi peut trouver refuge sur le territoire sacré de la nation. Et il devient ipso facto citoyen haïtien, c’est-à-dire placé sous la protection des esprits vaudou. »
Deux ans plus tard, le président haïtien, Sténio Vincent, publie un décret-loi de naturalisation qui « octroie la nationalité par contumace et la citoyenneté haïtienne in absentia » aux réfugiés juifs et permet leur régularisation. Jusqu’à 300 familles sont alors établies dans l’île. Lors de la Conférence d’Évian, en 1938, le président avait même proposé de faire venir d’Allemagne et d’Europe 50 000 Juifs persécutés, mais la proposition fut rejetée par le sous-secrétaire d’État américain, Sumner Wells. En 1941, Haïti déclara la guerre à l’Allemagne et au Japon et les ressortissants allemands furent immédiatement faits prisonniers.
Par ailleurs, en 1947, autre gage de son amitié envers les Juifs, Haïti vote à l’ONU en faveur de la création de l’État d’Israël.
Face à l’adversité
Après les années 60, époque d’abondance pour l’État haïtien et la communauté juive, une crise survient. Cette situation persiste et entraîne une grande partie des Juifs à fuir le pays pour les États-Unis. Selon le site de la Maison d’Haïti, cet exode est également lié à la volonté des parents juifs de marier leurs enfants à d’autres membres de leur communauté. Une nouvelle vague d’immigration en faveur des États-Unis et du Panama survient avec le climat de violence et la crise économique des années 2000. De nos jours, sur une population de quelque 10 millions d’habitants, moins de 100 Juifs seraient encore établis à Haïti.
Cependant, les enfants d’Israël n’ont pas oublié ce que l’île a fait pour eux. Lors du séisme dévastateur de 2010, les Israéliens ont mis toute leur énergie dans l’installation d’un grand hôpital sous tente afin de porter secours aux victimes.
Lire, à ce sujet :
Le roman de Louis-Philippe Dalembert, « Avant que les ombres s’effacent » (2017),
Un essai de Joseph J. Bernard, « histoire juive d’Haïti » (2013),
Une étude historique d’Elvire Maurouard, « Les Juifs de Saint-Domingue (Haïti) » (2008).
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