top of page
  • Photo du rédacteurAurélie Collart

Entretien avec Sonia Dratwa-Pinkusowitz, professeure de Yiddish

Dernière mise à jour : 18 févr. 2022


Interview réalisée par Aurélie Collart et Alejandra Mejia Cardona, chercheuses à l'Institut d'Etudes du Judaïsme, en mars 2019.


Sonia Dratwa, professeur de Yiddish à l'Institut d'Etudes du Judaïsme
Sonia Dratwa, professeure de Yiddish à l'Institut d'Etudes du Judaïsme

A.M.: "Que signifie le yiddish pour vous ?"


S.D.: "Le yiddish est ma langue maternelle, il fait partie de qui je suis, de ma manière de penser, de mon histoire, de l’histoire de mes grands-parents et de celle de mes arrière-grands-parents. Il m’a été transmis à travers la littérature que j’ai lue et qui m’a été lue par ma famille quand j’étais enfant. Grâce aux livres et aux journaux que je trouvais à la maison, aux chansons chantées ensemble, aux conversations de mes parents avec leurs amis, aux pièces de théâtre. Le yiddish représente pour moi tout ce que l’on peut vivre dans la pratique d’une langue.


Je suis née dans une petite famille qui s’est installée en Australie après la Shoah. Mais j’étais heureuse de savoir que j’avais aussi une famille ailleurs, comme en France, à Londres, en Israël et aux États-Unis. Le yiddish, grâce à l’échange de lettres, était un moyen de rester en contact avec cette partie de ma famille. Il représentait donc une ouverture vers le monde.


J’ai vraiment eu de la chance. Je suis née dans une famille traditionnelle, religieuse, sioniste, mais j’ai vécu la judéité dans toutes ses formes. Mon père a voulu m’offrir tout un éventail d’expériences à la fois de la judéité, ce qui a été très enrichissant, et de la culture non-juive, telles que l’opéra et le théâtre. D’ailleurs, j’ai grandi et étudié en Australie dans un milieu multiculturel.


Mon père n’était pas un homme borné. Il m’a donné tellement de choix que, parfois, il était difficile d’en poser un, mais c’est une richesse que j’apprécie. C’est un éveil. On ne peut pas choisir si on ne connaît pas. Il faut voir, montrer et s’ouvrir aux autres."


A.C.: "Pouvez-vous nous raconter le parcours qui vous amenée à enseigner le yiddish ?"


S.D.: "La vérité, c’est que je suis tombée dedans ! Mon père voulait absolument que j’apprenne à lire et à écrire le yiddish. Pendant dix ans, j’ai dû aller à l’école de yiddish trois heures, chaque dimanche, pour parfaire mes connaissances de cette langue. J’ai fini ces cours à l’âge de 15 ans et honnêtement, je n’en voulais plus !


Je suis partie en Israël pendant un an, dans un kibboutz, après quoi je suis rentrée en Australie. Finalement, je suis retournée en Israël pour faire mon Aliyah. C’est là-bas que j’ai étudié la littérature yiddish et l’anglais. J’ai également obtenu le diplôme d’agrégation afin de pouvoir enseigner ces deux langues.


J’ai commencé à enseigner l’anglais comme deuxième langue dans les lycées. Ensuite, j’ai été appelée à enseigner le yiddish à l’occasion d’un séminaire pour des jeunes filles. J’ai aussi donné des cours à l’Université de Jérusalem pour des étudiants étrangers. Lorsque j’ai dû m’occuper d’une classe d’une trentaine d’étudiants d’à peu près le même âge que moi, l’enseignement du yiddish est devenu ma passion et mon métier."


A.M.: "Pourquoi ?"


S.D.: "Pour moi, enseigner le yiddish est une manière de transmettre ce que j’aime, la langue, la littérature et la culture. Au début, ce cours devait durer seulement un semestre, mais les étudiants ont demandé de le reconduire. C’est comme ça que tout a commencé.


Après, je me suis installée à New York et j’y ai vécu durant presque huit ans. J’ai poursuivi mes études et j’ai même entamé un doctorat, avant d’être engagée à l’Université de Columbia. J’ai donné cours dans cette université pendant huit ans. J’ai également enseigné, entre autres, au YIVO (Institute for Jewish Research), à l’Hebrew Union College.


A.C.: "Pourquoi vous êtes-vous installée en Belgique ?"


S.D.: "Parce que mon époux, que j’ai rencontré en Israël, est belge. Bien que sociologue à l’Université de New York, il devait rentrer en Belgique pour des raisons personnelles. Au même moment, Bernard Suchecky s’était rendu à New York dans le but de réaliser un film. On lui avait proposé, à l’époque, d’enseigner le yiddish à l’Institut d’Études du Judaïsme, mais à la suite de notre rencontre dans le cadre de son film, il m’a demandé de le remplacer.


Cela fait 31 ans que je suis en Belgique. J’ai commencé à donner le cours de yiddish pour débutant, mais nous comptons aujourd’hui quatre niveaux d’apprentissage.

Il faut dire que les cours intensifs de Columbia m’ont beaucoup manqué. C’est que j’adore ça ! J’avais des étudiants qui venaient de partout dans le monde. Ils étaient nombreux et il y avait des échanges très enrichissants. À New York, je gérais également un centre de ressources pédagogiques pour enseigner le yiddish, je formais des enseignants et je travaillais comme traductrice. Actuellement, en plus des cours de yiddish, j’enseigne l’anglais dans l’enseignement spécialisé.


En 1993, j’ai créé le séminaire « Yiddish on the Continent », afin de poursuivre mon approche des cours intensifs. Nous étions seulement deux professeurs, Yitskhok Niborsky et moi. Nous avons organisé le séminaire à Bruxelles pendant trois ans et, ensuite, nous l’avons programmé à tour de rôle à Paris, Bruxelles et Strasbourg, lequel a été remplacé, dernièrement, par Berlin. J’ai également enseigné à la SOAS,[1] à l’Université de Londres."

Cours de yiddish à l'Institut d'Etudes du Judaïsme
Cours de yiddish à l'Institut d'Etudes du Judaïsme

A.M.: "Était-il difficile de créer des espaces pour l’enseignement du yiddish en Europe ?"


S.D.: "Oui, même si l’Europe est le berceau de cette langue. Des individus, de « petites îles », travaillaient autour du yiddish. De plus, je me suis retrouvée dans ce milieu sans maîtriser vraiment la langue française. C’était difficile pour moi car, tant aux États-Unis qu’en Israël, le yiddish formait tout un département. À Melbourne, on pouvait compter sur la communauté, des écoles où suivre des cours, le théâtre. En revanche, en Belgique, les personnes avec qui je pouvais parler le yiddish, quotidiennement, étaient plus rares.


La première année, j’ai commencé à donner un cours une fois toutes les deux semaines. Ensuite, grâce à Willy Bok[2] – qui soutenait l’idée d’avoir un cours voué entièrement au yiddish – nous sommes passés à un cours chaque semaine."


A.C.: "Quelles sont les qualités principales d’un bon professeur de yiddish, selon vous ?"


S.D.: "Il faut quelqu’un qui connaît la langue, mais surtout, qui s’intéresse à toutes les subtilités intertextuelles. Dans le yiddish, il est indispensable de pouvoir lire le sous-texte, voire le double sous-texte ! Ensuite, on doit trouver des moyens pour transmettre tout cela, tous ces détails qui donnent le jus de la langue. C’est, par ailleurs, la raison pour laquelle il est si difficile de réaliser des traductions d’une langue à l’autre. Car, parfois, on perd quelque chose dans la traduction.


Cette continuation est donc pour moi le défi principal. J’y pense constamment. Il faut quelqu’un qui enseigne le yiddish comme un tout et non pas seulement du point de vue linguistique. On ne peut pas offrir seulement une vision académique du yiddish.

Le yiddish fait partie de ma chair, bien que, dans les premiers niveaux, j’enseigne le yiddish dans un dialecte qui n’est pas le mien. Je commence par enseigner l’écriture et la lecture dans la langue standard. Pour les cours plus avancés, je change progressivement pour enseigner le yiddish tel que je le parle. Le yiddish ne peut pas rester comme quelque chose d’académique. Il doit être enseigné comme une langue vivante, sinon, c’est triste. Il faut joindre cette langue à la vie, car ce n’est pas une langue morte.


Le fait est que je constate quelques changements qui m’inquiètent. Par exemple, les méthodologies pédagogiques que je qualifierais de paresseuses, telles que celles qui abandonnent l’apprentissage de l’écriture en cursive. En effet, certains professeurs refusent d’enseigner la langue telle qu’elle est et considèrent qu’il suffit de la lire en caractères imprimés. Or, quand j’écris sur un tableau ou quand je rédige une lettre, j’écris en cursive. Ne pas le faire, pour moi, c’est tout simplement torturer la langue, l’amputer, lui enlever son authenticité. Ce genre d’approches me perturbe beaucoup."


A.M.: "Quelle est votre mission comme professeur de yiddish ?"


S.D.: "Mon défi c’est de donner le goût de la littérature assez vite, si l’on peut, dès la première année de cours. Ça peut être à travers une chanson, un poème, un texte, quelque chose qui suscite des sensations. Que l’on puisse s’étonner, se dire « ça m’appartient ! » Je veux montrer que les sujets que l’on retrouve dans la littérature yiddish sont universels. Je veux que tout le monde embrasse cette universalité. Je veux montrer combien cette langue est riche."


A.C.: "Est-ce que tes étudiants ont un profil en particulier ?"


S.D.: "Non. On peut croire que c’est le cas, mais en réalité, il y a un mélange de profils. Il y a certains étudiants qui souhaitent obtenir leur diplôme et qui ont besoin de quelques heures de cours de yiddish pour l’obtenir. Certains ont pour motivation la nostalgie, car ils ont entendu le yiddish à la maison. Ils ont eu, par exemple, des parents, des grands-parents ou une tante qui parlaient cette langue. C’est une motivation affective. J’ai également des doctorants pour qui le yiddish est indispensable afin de comprendre les sources linguistiques, théologiques, historiques et littéraires. J’ai des étudiants qui ne sont pas juifs, mais qui ont développé une curiosité pour cette langue. Certains aiment la musique en yiddish et désirent comprendre les paroles des chansons, d’autant plus que la musique Klezmer est devenue très populaire. J’ai des étudiants qui s’engagent dans une recherche de leur identité juive, car apprendre une langue est plus facile qu’apprendre les rites d’une religion."


A.M.: "Que diriez-vous à nos lecteurs pour les encourager à apprendre le yiddish ?"


S.D.: "Que c’est très facile à apprendre ! Il y a des règles à suivre. Une fois que l’on apprend les 22 lettres, on peut voler ! Aussi, pour ceux qui ont déjà entendu le yiddish et qui le comprennent, c’est encore plus facile d’apprendre l’alphabet.


L’apprentissage d’une nouvelle langue est une richesse qui touche l’Être. Tout ce que les étudiants vivent aujourd’hui au travers d’une langue, leurs enfants vont le vivre aussi. Ça ouvre l’esprit et permet de comparer les langues que l’on maîtrise. Il y a des gestes, il y a des sons. Le yiddish est aussi une façon d’être, un monde rempli de couleurs qui ouvre la porte à de nouveaux questionnements. Il permet de s’engager dans le chemin diversifié de la judéité. C’est une manière de se comprendre soi-même dans ce monde, et de comprendre l’autre.


Une fois que l’on a réussi à acquérir cette richesse, on doit la transmettre. L’enseignement est aussi une façon d’apprendre, cela ne se limite pas à donner des cours. Enseigner, c’est un échange avec l’autre. On découvre toujours quelque chose de nouveau. C’est ça, enseigner : il n’y a pas de fin. On apprend toujours."


En juillet 2020, l’Institut d’Études du Judaïsme organise le prochain séminaire de yiddish à Bruxelles.

Contact : iej@ulb.ac.be

[1] School of Oriental and African Studies


[2] Directeur de l’Institut d’Etudes du Judaïsme entre 1971 à 2001.

732 vues1 commentaire

Posts récents

Voir tout
bottom of page