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  • Photo du rédacteurAlejandra Mejía Cardona

Démonologie et rituels magiques dans la tradition juive

Dernière mise à jour : 18 févr. 2022


La pratique des sciences occultes dans le judaïsme n'est aujourd'hui qu'un pâle reflet d'un essor passé et se trouve souvent cantonnée au domaine folklorique. Cependant, bien qu’interdits formellement par la Torah et proscrits par de nombreux savants et guides spirituels, les rituels magiques ont traversé les siècles en influant, dans leur sillage, les systèmes symboliques d’Orient et d’Occident.



Lady Lilith, de Dante Gabriel Rossetti (1866–1873), Delaware Art Museum.
Lady Lilith (peinte entre1866 et 1873), du peintre britannique Dante Gabriel Rossetti. (c) Delaware Art Museum.

Un homme entre dans une pièce sinistre et furète frénétiquement les pages du livre sacré. Le visage violacé, ligotée aux extrémités du lit, une adolescente est prise de convulsions et hurle contre lui des obscénités et des injures dans une langue primitive. Il s’approche de l’enfant transfiguré et, d’un ton autoritaire, interpelle le démon : « Qui es-tu [né d’] un homme et de la race des Saints ? Ton visage est le visage de la fausseté et tes cornes sont de rêve et de ténèbres ; tu n’es pas né de lumière ni de justice. » C’est ainsi que commencent les scènes d’exorcisme dans beaucoup de films d’horreur à succès et les séries américaines ayant pour sujet les phénomènes paranormaux, sauf que cette formule n’a rien d’une fiction et nous vient tout droit des entrailles de l’une des onze grottes du site archéologique de Qumrân, en Cisjordanie. Les fouilles effectuées sur place, à partir de 1948, ont révélé plus de 900 parchemins et fragments de papyrus qui constituent les célèbres manuscrits de la mer Morte, datant du IIIe siècle av. J.-C. jusqu’au Ier siècle après J.-C. 


D’après les sources bibliques, durant la période du Second Temple (de 540 avant notre ère à sa destruction par les Romains en l’an 70) les cérémonies magiques étaient fortement influencées par les rituels babyloniens, et, notamment, par les arts divinatoires. Ces récits ont été confirmés par les fouilles archéologiques en Irak, en Iran, et en Syrie et tout le bassin méditérranéen, qui ont mis au jour des amulettes, des bijoux et des bols incantatoires babyloniens provenant de l’Antiquité tardive. Les textes de doctrine antidémoniaque éparse dans les sites et les guenizot, principalement celle du Caire, attestent également de l’empreinte gréco-égyptienne dans les procédés cultuels de l’époque. Notamment par l’utilisation de « charaktêres » ou « mots magiques », reconnaissables par des boucles dessinées à leurs extrémités et fort usitées encore de nos jours dans la kabbale pratique (Kabbalah ma’assit). Ces pratiques syncrétiques ont traversé le temps et l’espace, s’adaptant aux contextes historiques, religieux et culturels des vagues migratoires et de la diaspora. À titre d’exemple, de l’autre côté de la Méditerranée, en Catalogne, un collier protecteur orné de pas moins de dix amulettes en plusieurs matériaux a été découvert dans la nécropole juive médiévale des Roquetes parmi les ossements d’un enfant juif. Les fouilles ont démontré qu’il s’agissait de l’une des victimes d’un terrible massacre perpétré en 1348 dans la juiverie de Tàrrega, quand les Juifs avaient été pris pour cibles dans toute l’Europe, accusés d’avoir provoqué la peste noire. Épisode qui n’est pas sans rappeler la persécution des Juifs depuis le XIe siècle, et jusqu’aux temps modernes, ceci en raison de leurs supposés rites sanguinaires et les « meurtres rituels » d’enfants. Une accusation diffamatoire qui a causé des dommages irréparables aux communautés juives.



Anges et démons


Toutes ces traces écrites et trouvailles archéologiques témoignent des rituels magiques pratiqués par les communautés juives de diverses époques, que ce soit à des fins liturgiques, prophylactiques ou éducatives. En Orient, demeurent de nombreuses traces des civilisations polythéistes qui ont habité la région ; régies jadis par des dieux tutélaires, territoriaux, hiérarchisés en fonction de leur pouvoir cosmique et répondant aux besoins collectifs et individuels des peuples. 


Face à l’environnement hostile, aux maladies, aux guerres, aux catastrophes naturelles ou à la mortalité des femmes enceintes et des nourrissons, l’homme n’avait que les esprits, les anges, voire les démons qui pouvaient venir à son secours contre la fragilité abyssale de son existence. Des textes comme le Sefer ha-razim (Livre des mystères), le Livre d’Hénoch, attribué à l’arrière-grand-père de Noé, et le Talmud, décrivent un monde céleste habité par des entités angéliques qui exécutent les ordres divins afin de guider et protéger les hommes dans ce bas monde et d’en être des intermédiaires. On compte, parmi eux, Métatron, Raziel, Raphaël et Gabriel. Les démons, ou shedim, font partie de la cohorte d’anges déchus lors de la Création et qui prêtent allégeance à Ashmodaï, roi de tous les démons de l’univers. Parmi les plus cités dans les sources bibliques et les apocryphes, on trouve Satan, Bélial, Asmodée, Samaël et Mastéma, qui se disputent la tutelle des territoires et des légions infernales. Comme les esprits malins ou maziqin cités dans la Mishnah (Avot 5,6), ils peuvent prendre une apparence trompeuse afin de nuire aux hommes jusqu’à prendre possession de leurs corps en se cachant aisément dans les fosses, les zones arides ou les puits. 



Représentation d'Aza'zel et du bouc émissaire (1825).
Représentation d'Aza'zel et du bouc émissaire (1825).

Le seigneur des ténèbres du désert, Aza'zel, est le dixième des anges déchus et l’un des démons les plus célèbres dans la tradition juive. Il aurait appris aux hommes le maniement des métaux pour la fabrication des armes et des bijoux, les poussant dans la voie de la corruption, l’impiété et l’avidité, raison pour laquelle il sera destiné à l’expiation des péchés et à l’enchaînement éternel. Le récit le concernant est d’ailleurs à l’origine de l’expression « bouc émissaire ».


Mais il n’y a pas de roi sans reine : Lilit, vengeresse indomptable à la fois luxurieuse et inféconde, est, sans appel, la figure démoniaque la plus redoutable et populaire dans la tradition juive. Surnommée la « première Ève » (Havvah rishonah), esprit tantôt de la nuit, tantôt du vent et des tempêtes, Lilit naît des légendes mésopotamiennes empruntées par les Juifs durant l’Exil, qui rencontreront un énorme succès dans les communautés juives de l’Europe médiévale. Selon certaines sources, Lilit serait la première femme d’Adam, créée au même instant que celui-ci et dotée d’un grand savoir qui la rend orgueilleuse et désobéissante vis-à-vis de son époux et du Créateur. Certains voient en elle la véritable instigatrice du péché originel et du crime de Caïn sur son frère, motivée par sa jalousie farouche à l’égard d’Ève. Elle se cache dans la mer Rouge et s’en prend, depuis, aux hommes, aux parturientes et, surtout, aux nouveau-nés ; excepté ceux qui invoquent ou portent sur eux les noms des anges médecins Sanoï, Sansenoï et Samengelof. Pour extirper les nourrissons de ses griffes, les pouvoirs supposés des talismans, colliers, pendentifs, bols incantatoires, « épées de Lilit », ou invocations de noms hébraïques sont déployés à l’envi pour s’assurer la protection divine, surtout avant la circoncision des garçons. Pour libérer les âmes des hommes de son emprise lubrique, il faut parfois privilégier des rites de divorce ou get pour éloigner l’entité maléfique.



La magie noire et les pratiques illicites


« La sorcière, tu ne la laisseras point vivre » (Exode 22, 18). Bien que la Torah interdise les superstitions païennes comme la sorcellerie et la nécromancie, fortement critiquées par des philosophes comme Moïse Maïmonide, la tradition juive antique et médiévale a fait preuve d’une grande ambivalence vis-à-vis de la démonologie et les sciences occultes. Les rituels condamnés par la Loi et passibles de la peine de mort par lapidation sont clairement décrits dans Deutéronome 18 :9-15, Lévitique 19:26 et Nombres 23.23, mais de nombreux traités talmudiques, comme Sanhédrin, ciblent seulement la magie noire, la sorcellerie, le blasphème et l’idolâtrie. Ainsi, les pratiques magiques sont admises à partir du moment où elles sont effectuées dans le respect de la Loi et, surtout, guidées par des mages, des maskilim ou d’autres initiés respectables, possesseurs de connaissances secrètes divinatoires et thérapeutiques. 


Des héros bibliques comme Noé, David et Salomon incarnent les valeurs des hommes justes pouvant participer à la protection de leurs peuples et au maintien de l’ordre cosmique. Aucun démon ne saurait résister à leur invocation. Encore aujourd’hui, des rabbins qui prétendent accomplir des miracles au Moyen Orient, au Maghreb, les « maîtres du nom divin » kabbalistiques et les « wunderrabbi » dans la tradition ashkénaze, prêtent leurs connaissances ancestrales pour résoudre des conflits entre voisins, des chagrins d’amour, des maladies, des problèmes financiers voire des possessions par des esprits et des dibbouks. Ces pratiques anciennes ont été remises au goût du jour par des courants spirituels tels le New Age et, notamment, par les rituels ésotériques de la Kabbale.

Une simple recherche sur les réseaux sociaux, les blogs et les vidéos publiées sur Youtube montre le regain d’intérêt pour les sciences occultes, les prières hébraïques et les amulettes protectrices. En 2013, un officier iranien proche de Khamenei est allé jusqu’à dénoncer tous azimuts l’acharnement « magique » d’Israël contre son pays, « les Juifs chérissant la sorcellerie, qu’ils transmettent de génération en génération, dans le but de contrôler le monde », prétendait-il. 


L’attrait de l’homme pour l’inconnu et l’invisible est profondément enraciné en nous. Que l’on y croie ou non, la pensée magique est une émanation tangible des peurs, des espoirs, désirs et frustrations communes à toute l’humanité. Les maladies, les crises économiques, les catastrophes naturelles, les ennemis et les guerres sont toujours là, portant d’autres noms, frappant d’autres victimes. On peut dès lors se demander si nous, les hommes, dans notre rapport à l’autre, nous comportons en anges ou en démons. Qui le dira ?


Première publication dans la Centrale (n°342, décembre 2016)


Sources : 


-Emma Abate, “ Contrôler les démons ”, Revue de l’histoire des religions 2/2013 (Tome 230) , p. 273-295

-Hsia Ronnie Po-chia, « Les Juifs et la magie. L’accusation du meurtre rituel au Moyen Âge et aux temps modernes », Pardès, 1/2009 (N° 45), p. 71-80.

-Middle East Media Research Institute.

-Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, www.mahj.org.




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