Nul n'ignore que, malgré les apparences, la langue française fourmille d'expressions puisées dans les Ecritures. Ce fonds scripturaire est souvent évangélique, mais tout autant hébraïque. Inutile de rappeler l'origine de mots comme amen, alléluia, sabbat, pâque, lévite, manne, sanhédrin, etc. De même, chacun sait de quelle source émanent des expressions telles que l'arbre de vie, œil pour œil, dent pour dent ; vanité des vanités... etc. On sera pourtant plus surpris de découvrir qu'une formule aussi banale que se prendre à son propre piège paraphrase à peine Psaume IX, 16 (et d'autres passages comme Prov. IX, 6) où on lit : « Les nations tombent dans la fosse qu'elles ont faite, leur pied se prend au filet qu'elles ont caché ». Les cas de ce type abondent et nous nous proposons d''élucider quelques unes de ces particularités de la langue de Racine.
« Le démon de midi »
Expression familière à tous, et plus encore aux quadragénaires, masculins surtout, puisque le Robert la définit ainsi : Tentation de nature affective et sexuelle qui s'empare des humains vers le milieu de leur vie». L'expression remonte, par le double détour du grec et du latin, et un curieux détournement de sens, aux versets 5-6 du Psaume XCI. Il y est en effet dit : «Tu n'auras pas peur des frayeurs de la nuit, ni de la flèche qui vole de jour, Ni de la peste qui marche dans les ténèbres, ni de la destruction qui dévaste en plein midi ». Le texte hébraïque exploite un jeu de contrastes opposant les dangers respectifs du jour et de la nuit : les frayeurs de la nuit et la flèche de jour, mises en parallèle avec la peste des ténèbres et la destruction en plein jour. La version originale porte d'ailleurs bien, en fin de verset : «Tu ne craindras pas (...) la destruction qui ravage à midi ». Certains contextes, comme celui d'Isaïe XXVIII, 2, permettent de traduire « destruction » par « contagion », « pestilence », mais, ce faisant, on ne s'éloigne pas trop de sens fondamental.
Les choses changent lorsqu'on aborde la traduction grecque de la Septante qui, en cet endroit, donne, par un contresens : (Ou phobetèse daimoniou mesembrinou) à savoir : « Tu ne craindras pas le démon de midi », rendu fidèlement par la Vulgate : « Non timebis ab daemonio meri-diano ». Le « démon de midi » naît là.
Les anciens commentateurs, qui ne remontaient pas plus haut qu'au texte latin, et, au mieux, à la LXX, pouvaient, dès lors, donner libre cours à leur imagination et gloser tout à l'aise. Ainsi, saint Athanase, par exemple, patriarche d'Alexandrie (299-373), ressentait ce « démon » comme l'expression du relâchement, de la molesse qui prend l'homme vers midi. L'usage contemporain, complétant peut-être cette interprétation, a attribué au sens propre « temps de midi », la valeur métaphorique de « milieu de la vie », d'où un ensemble évoquant « les molesses, les abandons, auxquels l'homme se laisse aller au milieu de sa vie. »
Par ailleurs, il n'est pas exclu que, revêtant un sens nettement érotique, « midi » ait pu faire penser au centre du corps, lieu du sexe, et « démon » à la force excitant le désir. « Démon de midi » désignant alors, dans sa signification ultime, inconsciente, mais en accord avec le sens général moderne de l'expression : « le désir sexuel» (de l'âge mûr). Traduttore, traditore...
« Samedi »
« Samedi » dérive de l'hébreu « Sabbat ». Le point de départ en est la transcription grecque « sabaton », donnant en latin ecclésiastique « sabbatum », d'où l'expression latine « sabbati dies» (jour du Sabbat), altérée par le latin populaire en « sambati dies », puis au XIIe siècle contractée en français, en « sambedi ». Sous l'influence de l'ancien français « semé », dérivé du latin « septimus » (septième), « sambedi » s'est simplifié en « samedi », avec le sens des « septième jour ».
Quant au mot « Sabbat », il n'a été emprunté à l'hébreu qu'au XIIe s., d'abord au sens de « Shabbat », signification qui, bientôt, par malveillance et peut-être par assimilation avec le souvenir du culte voué à une idole appelée Sabazius, allait se muer en celle de « sabbat, réunion de sorcières ». A partir du XIVe siècle, le terme signifiera également « vacarme, tumulte, désordre ».
« Pâque, Paques »
Sous ses deux formes, Pâque dérive de l'hébreu Pessah, nul ne l'ignore. L'introduction du mot s'est pourtant accomplie au prix de certains rapprochements de sens qui ne manquent pas d'intérêt.
A l'origine se trouve la transcription de « Pessah » (signifiant « passage », « agneau pascal », puis désignant la fête elle-même) en grec, sous la forme de tó Pasha, d'où le latin Pascha.
A partir de là, deux explications s'offrent pour comprendre l'application du nom de la fête rappelant la sortie d'Egypte à la célébration chrétienne de la Résurrection. Le point commun aux deux événements est leur date, puisque la mise à mort de Jésus eut lieu à Pessah. Aussi ne sera-t-on guère étonné du rapprochement dans la conscience populaire des mots Pascha et Passio (dérive du latin « pati », « souffrir »). On comprendra également que Pascha ait été, de plus, compris au sens de « pascua», («nourriture», du latin « pascere », « paître ») par référence à l'immolation de l'agneau pascal assimilée à celle du Christ. Ces éléments de pseudo-similitude entre les significations réelles de Pessah, Passio et pascua ont fait que, Pâque(s) a fini par désigner les solennités juive et chrétienne. Comme cependant la forme latine de « Pessah » était ambiguë quant à son nombre, puisqu'elle s'écrivait tantôt Pascha, -ae (singulier), tantôt Paschae, -arum (pluriel), on a, jusqu'au XVe siècle, usé indifféremment des deux formes pour les deux fêtes. C'est seulement à partir de cette période que les grammairiens ont assigné le singulier la Pâque à Pessah et le pluriel Pâques à la Résurrection.
« Garder sa langue »
L'expression « savoir..., ne pas savoir garder sa langue » appartient aujourd'hui totalement au registre des locutions françaises. Son origine est pourtant biblique, puisqu'elle est empruntée à Proverbes XXI, 23 où l'on trouve : « Qui garde sa bouche et sa langue, garde son âme de détresse. »
Introduite en français au XIIIe siècle, en tant que citation des Proverbes, la locution passera bientôt dans le langage courant.
« La pierre d'achoppement »
Il s'agit d'un hébraïsme issu d'un verset d'Isaïe VIII, 14 où le prophète menace : « D. (...) deviendra un sanctuaire, une pierre d'achoppement (even negef), un rocher où l'on trébuche, pour les deux maisons d'Israël... ».
Le mot « negef », (litt. : où l'on achoppe) semble être un hapax, un mot non attesté ailleurs, mais le sens de la métaphore est clair : la pierre d'achoppement, c'est l'occasion de tomber, c'est-à-dire de « pécher ». La Vulgate traduit d'ailleurs l'expression par « lapidem offensionis » et la deuxième image par « petram scandali », soit « pierre (occasion) d'offense » et « rocher de scandale ».
Le Nouveau Testament ayant repris la formulation (en Romains IX, 33 par exemple), elle s'est introduite en français, dès le XIIe siècle, où l'on parlait de « la pierre dabaissement » et de « la pierre descandfe ». Au XIIIe siècle, on verra apparaître le mot « acopail » du verbe « acoper » (tomber, buter) au sens de « susceptible de faire tomber » et, de là, « de faire pécher ». « Achoppement » et « pierre d'achoppement » suivront.
« La veuve et l'orphelin »
Désignant l'avocat ou « le protecteur des opprimés », l'expression « le défenseur de la veuve et de l'orphelin » s'entend encore parfois, avec, cependant une légère valeur ironique. La formule est d'origine biblique, plusieurs fois attestée dans l'Ecriture. D'abord en Exode XXII.22 sous la forme : « Vous n'affligerez aucune veuve ni aucun orphelin », puis en Deutéronome XXVII,19 : « Maudit qui fait fléchir le jugement de l'étranger, de l'orphelin et de la veuve. » L'expression figure encore, dans des contextes et des emplois variés, en Deutéronome XXIV,17 et Isaïe IX,17 et XII,2.
Reprise en ces termes par le Nouveau Testament dans l'Epître de Jacques I,27 : « Le service religieux pur et sans tache devant D. le Père est celui-ci : de visiter les orphelins et les veuves dans leur affliction... », la formule est entrée en français vers la fin du XIe siècle avec sa double acception « d'être faible et sans défense » et son sens propre. La Bible française de Jean de Rély (1544) porte : « Jugez justement lorphelin, deffendez la femme veufve. » La tournure moderne est déjà là.
Première publication : La Centrale (à partir de septembre 1983)
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