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  • Photo du rédacteurThomas Gergely

Napoléon et le décret dit "infâme"


Lorsque, dans la nuit du 27 septembre 1791, les députés de la Constituante, animés par leur belle « chevalerie de principe » (Max Nordau), se résolurent enfin à adopter le décret d'émancipation des Juifs, seuls les plus enflammés parmi eux se figurèrent probablement que, d'un geste, ils avaient réussi à forcer les verrous de deux millénaires de préventions. Certes, cet ultime tour de vote de l'assemblée venait de tendre aux « Israélites » la clé, tant attendue, de leur égalité. Mais ce geste était fort loin encore d'avoir suscité l'homme qui serait capable de la tourner.Fallait-il s'en étonner ? Sincèrement pas si l'on se rappelle les oppositions que les champions de l'émancipation des Juifs eurent à surmonter et les atermoiements auxquels l'Assemblée se livra des mois durant, réceptive qu'elle demeurait à l'animosité traditionnelle des députés de l'Est à l'égard des Juifs. La violence des débats annonçait clairement que les préventions antijuives, répandues notamment en Alsace, alimenteraient longtemps encore une polémique qu'un vote, même historique, ne pouvait espérer éteindre.


L'attitude de Napoléon, ambiguë au possible quand, en 1806, le problème le sollicita de front, s'inscrit dans le droit fil des convulsions de la Constituante de 1791, déchirée entre ses préjugés habituels et les audaces réclamées par les temps nouveaux.


Si bien qu'à ce jour, l'histoire reste partagée sur la nature réelle des sentiments et des intentions que l'empereur nourrissait à l'égard de ses sujets israélites. Ou encore, si l'on préfère, sur l'opportunité de coller au décret de 1808 le dur qualificatif d' « infâme », comme le firent, dès l'époque, les premiers visés par ces dispositions. C'est cette question que nous aimerions évoquer ci-dessous parce qu'elle implique le sort d'un des meilleurs héritages de la Révolution.


Le décret de la Constituante émancipant les Juifs disposait ainsi :

« L'Assemblée Nationale, considérant que les conditions nécessaires pour être citoyen français et pour devenir citoyen actif sont fixées par la Constitution (...) révoque tout ajournement, réserves et exemptions insérés dans les précédents décrets relatifs aux individus juifs qui prêteront le serment civique qui sera regardé comme une renonciation à leurs privilèges ».

En d'autres termes, il transformait les Juifs en Français désormais ordinaires, libérés enfin de toutes les discriminations qui les accablaient, mais privés des privilèges qui, seuls, leur avaient permis de survivre sous l'Ancien Régime.



Bref, il ne restait plus aux Juifs qu'à participer de leur mieux au concert d'une nation qui se disait prête à les accueillir. C'était du moins ce qu'ils croyaient, voulant sans doute ou


blier qu'on ne dissipait guère les préjugés à coups de décrets.


Napoléon se chargera d'ailleurs bientôt de les ramener au sens de cette réalité. Soucieux d'achever la pacification des cœurs et des esprits, l'empereur signa en 1802 le Concordat qui restituait églises et temples aux catholiques et aux protestants, mais oublia de s'intéresser au sort de ses quelque quarante mille Juifs...


Jusqu'au 22 janvier 1806, jour où, revenant de la bataille d'Austerlitz, il s'arrêta à Strasbourg afin d'y retrouver Joséphine. Les autorités de la ville en profitèrent pour l'instruire des doléances accumulées contre les Juifs par la paysannerie alsacienne, qui les accusait de pratiques usuraires.


L'occasion était naturellement belle d'essayer de regagner le terrain perdu à la Constituante par les députés de l'Est, généralement opposés à l'émancipation des Juifs. Il suffisait pour cela de rapporter à Napoléon la situation effectivement dramatique de nombreux cultivateurs alsaciens, débiteurs aux abois de prêteurs juifs, et d'évoquer les violences auxquelles leur désespoir les avait déjà conduits.


D. suffisait aussi de vouloir ignorer que seule leur imprévoyance avait, à ce point, acculé les Alsaciens à la misère.


En effet, beaucoup de cultivateurs des Haut- et Bas-Rhin, désireux, à tout prix, d'obtenir, au cours de ventes publiques, des parcelles confisquées par la Révolution à la noblesse et au clergé, s'étaient laissé entraîner à la surenchère. Ne disposant pas des capitaux nécessaires à ces achats, ils se tournèrent vers les Juifs, détenteurs de numéraire [1] et s'endettèrent fortement vis-à-vis d'eux. L'explication de ce désastre tenait cependant à la combinaison de divers facteurs, tant historiques que conjoncturels.

Brièvement. La position des Juifs en tant que financiers se comprend à la lumière de leur passé. Exclus des métiers, interdits de posséder la terre, chassés de partout, mais autorisés à pratiquer le commerce de l'argent (l'Evangile n'enseignait-il pas que l'on perdait son âme à servir à la fois Dieu et Mammon, Dieu et l'argent ?), ils avaient acquis, de cette pratique, certes non le monopole, mais l'habitude. Naturellement donc, les Alsaciens sollicitèrent ces prêteurs usuels, mais, en l'occurrence, dans une mesure tout à fait inhabituelle. Des Alsaciens dont le comportement, imprudent sans doute, s'expliquerait aussi par les vicissitudes de leur propre histoire. Beaucoup d'entre eux, ayant fui la France révolutionnaire, s'étaient retrouvés, en 1793, à leur retour d'émigration, lors de l'avènement de Napoléon, dépouillés de tous leurs biens, meubles et immeubles.


Pour relancer leurs activités, il ne leur restait que l'endettement. Un rapport adressé en 1810 au ministre de l'Intérieur par le Consistoire central le rappelle en ces termes :

«... avant la Révolution, la totalité des paysans de l'Alsace n'étaient que des fermiers ou de simples manouvriers, qui ne vivaient que du prix de leurs journées et qui ne possédaient aucune propriété foncière. (...) la plupart d'entre eux, à leur rentrée en France, au moyen de l'amnistie, étant sans ressources, n'en trouvèrent que chez les Juifs. Si les Israélites ne leur eussent pas procuré les moyens d'acheter les biens nationaux, s'ils ne leur avaient pas fait les avances pour leur exploitation, ils ne seraient pas propriétaires, ils ne jouiraient pas de tant d'aisance et ne posséderaient pas une masse de biens-fonds de la valeur de soixante millions, tandis que ce qu'ils doivent aux Juifs n'équivaut pas au sixième de ces propriétés. » [2]

En d'autres termes, s'il semble exact que bien des Alsaciens se soient trouvés incapables de rembourser leurs dettes, contractées aux taux élevés permis par les lois de l'époque, nombre d'entre eux ne durent la restauration de leur situation qu'au concours de ces mêmes prêteurs, tant mis en cause par la fraction de la population en proie à la faillite.


On ajoutera qu'au moment où Napoléon affectait de découvrir la situation, ses ministères de l'Intérieur et de la Justice s'en trouvaient déjà saisis depuis 1805 et préparaient des mesures propres à maîtriser le problème.


Parmi ces dispositions devaient figurer des procédures aussi drastiques que l'annulation des hypothèques, l'obligation de passer les actes exclusivement devant des non-juifs, la soumission des prêteurs à une patente et, plus généralement, l'octroi d'un sursis à tous les débiteurs des Haut- et Bas-Rhin. De question ressortissant purement à l'administration, le problème prit cependant, avec l'implication de l'empereur, l'allure d'une véritable affaire d'Etat. Un empereur qui n'avait sans doute pas été sourd aux débordements verbaux de l'écrivain politique monarchiste Louis de Bonald, lequel, à la date du 5 février 1806, écrivait dans le Mercure de France ces lignes incendiaires :

« [Aux malheurs de l'Europe, la Constituante a] ajouté celui de maintenir contre des malheureux paysans des créances formées aux trois quarts par l'accumulation rapide d'intérêts usuraires ».

Si bien que cette même Constituante couvrait, désormais, de toute sa protection « cette nouvelle féodalité des Juifs, véritables hauts et puissants seigneurs de l'Alsace où ils perçoivent autant que la dîme et les redevances seigneuriales... » Et d'ajouter cet avertissement : « Un gouvernement qui a l'honneur de commander à des Chrétiens et le bonheur de l'être lui-même ne saurait livrer ses sujets à la domination de sectateurs d'une religion ennemie et sujette du Christianisme [3] ».


Le brûlot lancé à Strasbourg, attisé ensuite par Bonald, ne pouvait plus qu'exploser. Ce qui se produisit bientôt, en plein Conseil d'Etat.


L'examen des propositions des ministres de l'Intérieur et de la Justice fut d'abord soumis par le président de la section des affaires intérieures, Regnault de Saint-Jean d'Angely [4], au comte Louis Mathieu Molé, un jeune auditeur, âgé de vingt-cinq ans à peine. Ambitieux, soucieux de plaire à l'empereur, et d'ailleurs instruit des dispositions du maître sur la matière débattue, Molé estima qu'il convenait de sévir contre les Juifs par voie de lois d'exception. Etonnement et indignation de ses collègues, notamment de Beugnot, rapporteur général des diverses sections du Conseil d'Etat, qui trouvait illégal, rétro grade, et surtout dangereux pour les principes arrachés à la Révolution, de légiférer contre des citoyens français, considérés comme collectivement sus pects au seul titre de leur religion. Et le Conseil de conclure, à la majorité, contre la proposition des ministères. Mais, comme la position ainsi prise semblait contrer celle de l'empereur, l'archichancelier, qui présidait la séance, décida de reporter la discussion à la séance plénière, appelée à se tenir le 7 mai 1808, à Saint-Cloud, en présence de l'empereur.


Beugnot s'y posa en défenseur des Juifs, appelant témérairement « bataille perdue dans les champs de la Justice » toute mesure sélective qui les frapperait [5]. Y sentant comme une critique, Napoléon réagit vivement : de railleries en jurons, il démonta si bien le malheureux Beugnot, que Regnault se trouva réduit à le couvrir du bouclier opportunément offert par un Molé tout prêt à monter en ligne. Le jeune rapporteur avait en effet rédigé un mémoire sur la question, en nette concordance avec les sentiments nourris par l'empereur. De généralisations en préjugés, Molé expliquait dans son étude que le Talmud recommandait certainement l'usure vis-à-vis des chrétiens puisque les prêteurs juifs étaient, aussi, en général, de savants talmudistes. Dès lors, estimait Molé, on n'« amenderait » les Juifs qu'en les éloignant des enseignements rabbiniques [6].


L'idée plut à Napoléon qui, dès le 30 mai, décréta la suspension, pour un an, des jugements obtenus par les créditeurs juifs contre leurs débiteurs de l'Est et, simultanément, la convocation, pour le 15 juillet, d'une assemblée de notables juifs, appelés à répondre de la capacité de leurs coreligionnaires à s'unir au concert de la nation française [7].


Cette Assemblée des députés français professant la religion juive s'ouvrit à Paris, le samedi 26 juillet 1806, dans la chapelle Saint-Jean de l'hôtel de ville, obligeant les participants à violer le sabbat, comme premier gage de bonne intégration. Cent onze députés au total, issus de tout l'empire, y représentèrent quelque soixante-quatre mille mandants alsaciens, bordelais, italiens, donc souvent incapables de se comprendre entre eux.


Ignorants ce que l'on attendait d'eux, ils se donnèrent comme président Abraham Furtado, un des notables bordelais, connu pour ses opinions réformatrices, voire « assimilationnistes », que ne partageaient pas tous les délégués de l'Est, plus attachés aux traditions et qui, à ce poste, auraient préféré l'Alsacien Berr-Isaac-Berr. Ceci dit, l'assemblée, qui ne comptait que quatorze rabbins, était essentiellement laïque, ainsi que l'avaient voulu les préfets chargés de désigner les notables de la députation.


Ce fut Molé qui, sur un ton à la fois glacial, supérieur et sentencieux, ouvrit la séance en accablant les Juifs des accusations déjà connues, proférées par les Alsaciens. Et d'ajouter : « Ces plaintes étaient fondées, et pourtant l'empereur s'est contenté de suspendre le progrès du mal et il a voulu vous entendre sur les moyens de le guérir » [8].


Plus tard, Molé rectifia un peu le tir, en reconnaissant : « Je dirai (...) en passant que cette assemblée réunissait bon nombre d'hommes fort distingués, quelques-uns même Juifs de bonne foi. Il s'y rencontrait aussi plusieurs rabbins dont quelques-uns étaient hommes d'esprits et de savoir... » [9].


Vint alors l'objet même de la convocation, à savoir la lecture du Questionnaire rassemblant les douze interrogations de Napoléon à l'égard des principes réglant l'attitude des Juifs face aux lois de la Cité.

Les trois premières questions, d'ordre matrimonial, concernaient la possibilité de la polygamie, du divorce et du mariage mixte ; les quatrième et cinquième demandaient si, aux yeux des Juifs, les Français chrétiens étaient ou non des frères ; puis Napoléon s'inquiétait de savoir si les Juifs considéraient la France comme une patrie à défendre, dont il leur fallait respecter les lois civiles ; suivaient d'autres interrogations relatives à l'autorité des rabbins, aux professions qui seraient interdites aux Juifs et, enfin, à la pratique de l'usure [10].


L'Assemblée n'éprouva guère de difficultés à formuler des réponses satisfaisantes, sauf à propos des mariages mixtes [11]. Là, rabbins et notables se réfugièrent dans la réserve, rappelant que, choisis par les préfets de l'Empire, ils n'avaient point qualité pour légiférer. Seul le Grand Sanhédrin, disparu depuis l'Antiquité, aurait pu se prononcer.


L'idée venait d'être lancée. Il ne restait plus qu'à s'en saisir. Napoléon ne manqua pas l'occasion, qui lui parut très belle, de devenir, à sa manière, l'artisan de l'intégration juive en Europe. Il décréta donc, le 23 août 1806, le rétablissement du Grand Sanhédrin de soixante et onze membres et sa rapide convocation [12].


Médaille de 1805 représentant le Sanhédrin de Napoléon (collection du musée juif de Suisse, domaine public))

Les motifs réels de cette démarche étaient complexes. Sans doute Napoléon cherchait-il, ce faisant, à nantir les travaux de l'Assemblée de la sanction religieuse suprême qui leur manquait pour s'imposer, croyait-il, à toute la nation juive, et, du même coup, la mettrait au pas. Mais il n'est pas exclu qu'il ait également espéré jouer un rôle quasi messianique en devenant, après les émancipateurs de la Révolution, le véritable restaurateur d'Israël [13].


Molé voila d'ailleurs à peine les intentions de son maître, lorsque, en ces termes, il annonça à l'Assemblée la convocation du Sanhédrin : « C'est le Grand Sanhédrin que sa Majesté se propose de convoquer aujourd'hui. Ce corps, tombé avec le Temple, va reparaître pour éclairer par tout le monde le peuple qu'il gouvernait. Il va le rappeler au véritable esprit de sa loi et lui en donner une explication digne de faire disparaître toutes les interprétations mensongères. Il lui dira d'aimer et de défendre le pays qu'il habite et lui apprendra que tous les sentiments qui l'attachaient à son antique patrie, il les doit aux lieux où, pour la première fois depuis sa mine, il peut élever sa voix [14].


Le Sanhédrin se réunit d'abord le 9 février 1807, à la chapelle Saint-Jean, dans un prestigieux décor. Il eut, lui aussi, à se prononcer sur les questions déjà soumises à l'Assemblée et, comme cette dernière, il buta sur l'obstacle des mariages mixtes. Au grand dam de Napoléon qui s'était mis en tête d'accélérer l'assimilation des Juifs en leur imposant deux mariages mixtes sur trois, sous le prétexte que de telles unions les protégeraient mieux contre leurs éventuels persécuteurs [15].


Le Sanhédrin consentit, tout au plus, à admettre les mariages mixtes civils, mais refusa de leur accorder la moindre forme de consécration religieuse.


Par contre, il distingua, dans la Thora, entre dispositions politiques et dispositions religieuses, déclarant les premières modifiables au gré des nécessités historiques. L'adoption de ce distinguo, dicté par Napoléon en personne, ouvrait la porte à bien des arbitraires et montre les limites réelles de l'indépendance accordée au Sanhédrin.


Celui-ci acheva ses travaux le 9 mars 1807, et l'Assemblée reprit les siens aussitôt, le temps d'adopter, en un mois, les mesures qui donneraient désormais sa physionomie au judaïsme français et, partant, aux communautés de tous les pays qui hériteraient de ces structures.


Ainsi naquit un Règlement organique du culte mosaïque dont les vingt-sept articles enserraient les Juifs dans des circonscriptions départementales régies par des consistoires dirigés par deux rabbins (dont un grand rabbin) et deux laïcs. Chapeautant l'ensemble, un Consistoire central. Bref, un système de gestion du religieux par le civil. Enjoints de pousser les jeunes à la conscription et au choix de professions dites « utiles », les consistoires deviendront les instruments de contrôle par excellence, des Juifs de l'Empire.


Un an plus tard, le 17 mars 1808, il ne restait plus à Napoléon qu'à promulguer son fameux décret, celui que l'histoire dira « infâme ». Il y achevait la mise sous tutelle complète de la communauté juive qui, à certains égards, retournait ainsi à son statut d'avant 1791.


En effet, les quatre dispositions du décret prévoyaient, successivement, l'annulation de la moitié des dettes dues aux Juifs ; l'obligation de posséder une patente pour pouvoir commercer, patente dont l'octroi dépendait de la « moralité » du demandeur ; l'interdiction de s'installer en Alsace (sauf pour ceux qui y résidaient déjà) et, plus généralement, en France, pour les Juifs étrangers ; l'impossibilité de se faire remplacer à l'armée, lorsqu'on tirait un numéro de conscription, alors que la vente de l'obligation de service était généralement admise.


L'année précédente, la loi avait fixé les taux d'intérêt commerciaux à six pour cent et accordé aux débiteurs des Juifs la suppression ou la réduction de leurs dettes.


Valables pour dix ans, ces dispositions mettaient à mal tout l'acquis de la Révolution, puisqu'elles constituaient des lois d'exception frappant une minorité bien déterminée.


La réaction ne tarda pas. Travaillées par la déception, nombre de familles juives songèrent à l'émigration. D'autres essayèrent de mobiliser les notables afin qu'ils tentent de fléchir l'empereur. En vain : Napoléon ne les reçut même pas. Tout comme il fit la sourde oreille aux rapports des préfets qui témoignaient de l'excellente moralité de la quasi-totalité de leurs administrés juifs.


Il faudra l'insistance personnelle de Champagny, ministre de l'Intérieur, pour que les Juifs de Paris, au moins, se voient exemptés de la mesure. Ce premier succès aidant, d'autres demandes affluèrent, si bien que, devant le tollé quasi général, Napoléon finit par dispenser du décret restrictif les Juifs des Alpes-Maritimes, des Bouches-du-Rhône, du Gard, de l'Hérault, des Basses-Pyrénées, de l'Aude, du Doubs, de Seine-et-Oise, des Vosges.


Cela représentait peu de monde : environ treize mille citoyens français, de confession Israélite, contre cinquante-cinq mille autres, redevenus des individus de seconde zone.


L'inégalité d'application du décret, les conditions humiliantes requises pour s'en trouver exempté (« être de bonne conduite »), la ruine économique à laquelle il accula nombre de commerçants conduisirent une bonne partie de la population juive à douter de son avenir au sein d'une nation française si prompte à céder à de vieux réflexes antijuifs.


La loi de juillet 1808 ordonnant aux Juifs d'abandonner leurs noms traditionnels et d'adopter un patronyme les renforça dans l'idée qu'ils n'avaient toujours pas fini d'acquitter le prix fixé à leur entrée dans la société française et que leur « régénération » passerait aussi par la perte de leur identité.


Une partie significative de la population juive de France vécut ainsi dans un état d'abaissement nullement mérité, conséquence au second degré des problèmes économiques de la paysannerie alsacienne. Il en alla de la sorte jusqu'au règne de Louis XVIII qui, en 1818, s'abstint prudemment de prolonger le décret de Napoléon auquel l'histoire avait déjà collé l'étiquette, sans aucun doute méritée, d'infâme.



Voir également : Robert Badinter, Libres et égaux, L'émancipation des Juifs, 1789-1791, Paris, Fayard, 1989 ; Patrick Girard, La Révolution française et les Juifs, Paris, Robert Laffont, 1989 ; Annie Perchenet, Histoire des Juifs de France, Paris, Cerf, 1988 ; Simon Schwarzfuchs, Du Juif à l'Israélite. Histoire d'une mutation 1770-1870, Paris, Arthème Fayard, 1989 ; Bernhard Blumenkranz, Histoire des Juifs en France, Paris, Privat, 1972.


Notes


[1] Thomas Gergely, « L'émancipation des Juifs et la Constituante : ombres et lumières », dans Quelle religion pour la Révolution ?, La Pensée et les Hommes, Editions de l'Université de Bruxelles vol. 10, 1989, pp. 39-77.


[2] Rapport de Beugnot au Conseil d'Etat, publié par M. Liber dans « La question juive devant le Conseil d'Etat en 1806 » in Revue des Etudes juives, lxxi (1920) et lxxii (1921), p. 152. Il y note : « Pressés par la manie de la propriété, les cultivateurs se sont portés en fouie et ont acheté à des prix exorbitants et sans trop consulter leurs moyens ».


[3] Rapport adressé par le Consistoire central à son Excellence le Ministre de l'Intérieur sur la situation générale des Israélites de l'Empire, 23 juin 1810, dans A. Halphen, Recueil des lois concernant les Israélites, Paris, 1851, p, 325.


[4] Plus loin, Bonald ajoute encore ceci : ceux qui ne voient rien de « surnaturel dans la destinée des Juifs attribuent les vices qu'on leur reproche uniquement à l'oppression sous laquelle ils gémissent et, conséquents à eux-mêmes, ils veulent que les bienfaits de l'affranchissement précèdent la réformation des vices. Ceux, au contraire, qui trouvent le principe de la dépravation du peuple juif et de l'état hostile où il est envers les autres peuples dans sa religion aujourd'hui insociable et qui, considérant ses malheurs et mêmes ses vices comme le châtiment d'un crime et l'accomplissement d'un terrible anathème, ceux-là pensent que la correction des vices doit précéder le changement de l'état politique. C'est-à-dire, pour parler plus clairement, que les Juifs ne peuvent pas être et même, quoi qu'on fasse, ne seront jamais citoyens sous le christianisme, sans devenir chrétiens ».


[5] Celui-là même qui présidait la Constituante la nuit de l'émancipation des Juifs.


[6] Rapporté par le baron de Barante, voir Revue des Deux Mondes, t. lxx, 1867, p. 19.


[7] Moniteur, 25 juillet 1806.


[8] « ...désignés par les préfets parmi les rabbins, les propriétaires et autres Juifs les plus distingués par leur probité et leurs lumières (article 3)... les désignés seront rendus à Paris avant le 10 juillet... (article 5)».

Texte complet du décret dans Philippe Bourdel, Histoire des Juifs de France, Paris, Albin Michel, 1974, p. 563. Le décret s'appliquait dans les départements de la Sarre, de la Roer, du Mont-Tonnerre, des Haut-et Bas-Rhin, de Rhin-et-Moselle, de la Moselle et des Vosges.


[9] Moniteur, 31 juillet 1806.


[10] Marquis de Noailles, Le comte Molé, sa vie, ses mémoires, Paris, 1922, p. 105.


[11] Questionnaire dans Philippe Bourdel, op. cit., p. 564.


[12] A propos de l'usure, les députés « en condamnèrent la pratique de manière globale, évitant ainsi de devoir distinguer entre débiteurs juifs et non-juifs ».


[13] A l'inverse de l'Assemblée, d'essence laïque, le Sanhédrin, composé aux deux tiers de rabbins, serait toujours religieux.


[14] A quoi on ajoutera l'hypothèse selon laquelle, dans la perspective d'une guerre avec la Prusse, il aurait espéré, de la sorte, se concilier les populations juives d'Europe centrale. Voir N.-M. Gelber, « La police autrichienne et le Sanhédrin de Napoléon », Revue des Etudes juives, lxxiii, p. 5.


[15] Moniteur, 22 septembre 1806.


[16] A propos du Sanhédrin, voir François Pietri, Napoléon et les Israélites, Berger-Levrault, Paris, 1965.






Article publié précédemment : « Bilan de la Révolution française », dans La pensée et les Hommes, 1995


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