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  • Photo du rédacteurAurélie Collart

Moshe Flinker : journal d’un enfant caché à Bruxelles.


Comme Anne Frank, alors qu’il est âgé de 16 ans, Moshe Flinker rédige un journal intime. Bien qu’empreints d’une grande sensibilité, ses écrits sont néanmoins beaucoup moins célèbres. Moshe et Anne sont tous les deux nés aux Pays-Bas, mais les deux adolescents se distinguent sur à de nombreux niveaux, notamment du point de vue de la religion. Alors que la jeune fille est issue d’une famille peu pratiquante, le jeune homme provient d’un milieu orthodoxe. Et cela transparait dans chacune des pages de son journal.


Le 10 mai 1940, les Allemands envahissent les Pays-Bas. 5 jours plus tard, ceux-ci déclarent forfait, 12 jours avant la Belgique. Là commence l’oppression pour les Juifs qui se voient expulsés des écoles, des cinémas, des piscines publiques et contraints de porter l’étoile jaune, parmi les nombreuses mesures prises à leur encontre. Durant l’été de l’année 1942, la politique antisémite passe à la vitesse supérieure : des rafles sont organisées et les Juifs sont déportés vers des camps de concentration et d’extermination.


Le père de Moses, un homme d’affaires d’origine polonaise, quitte alors les Pays-Bas avec sa femme et ses 8 enfants pour la Belgique, où les mesures antijuives sont appliquées un peu moins sévèrement et où il a moins à craindre de se faire dénoncer par des connaissances. Il réussit à obtenir un permis de séjour « aryen » l’autorisant à vivre à Bruxelles et le protégeant des rafles des nazis.


Le journal


Moshe Flinker commence à écrire en date du 24 novembre 1942 (15 Kislev 5703), et ce jusqu’en septembre 1943. Bien que sa langue maternelle soit le néerlandais, il rédige en hébreu, l’une des 8 langues dont il se consacre à l’apprentissage, sa langue de cœur. N’ayant jamais vécu dans un environnement où l’on parle hébreu, néanmoins, sa plume semble avoir trempé dans l’encre des temps bibliques.


Le jeune homme prend la plume pour combler l’oisiveté, qu’il peine à supporter, et la monotonie de la vie d’un enfant caché. Il parle de sa vie quotidienne, de ses expériences, et, surtout, de ses réflexions, ses doutes et de ses tourments spirituels.


Son journal débute par la description des restrictions auxquelles les Juifs durent graduellement faire face, dès 1940, ainsi que du début des déportations. Persuadé que les horreurs que subissent les Juifs sont d’un ordre nouveau, et pas simplement la suite d’un long cortège de souffrances, il en analyse avec clairvoyance les particularités. Ainsi, il souligne le caractère officiel et organisé des persécutions, ainsi que l’absence de justification de celles-ci : « Le fait que nous soyons nés juifs suffit à tout expliquer et à tout justifier. » (p.27) De plus, il constate que, pour la première fois, c’est, non seulement, le peuple juif dans sa totalité que les nazis veulent éradiquer, mais que, pour la première fois aussi, grâce aux avancées technologiques, ils en ont le pouvoir…


Moshe raconte sa colère lorsqu’il se rend au cinéma et découvre comment les nazis attisent la haine des Juifs, les affligeant de tous les vices, les disputes entre ses parents, son père voulant rester en Belgique alors que sa mère préconise de fuir en Suisse, ou, encore, l’angoisse due à l’attente du renouvellement de leur permis de séjour. Il explique qu’un soir, alors qu’un couvre-feu venait d’être instauré pour les étrangers, la sonnette retentit soudain. Ne recevant pas de réponse, la personne ne sonna pas une seconde fois. Cependant, Moshe et sa famille en restent tout bouleversés : « Cet incident m’a montré combien nous craignions la déportation. Bien que tout se soit passé tranquillement jusqu’ici, ce petit coup de sonnette a réussi à déranger profondément nos vies et à instiller la peur dans nos cœurs. » (p.59)


Le jeune homme décrit aussi l’avancée de la Seconde Guerre mondiale et donne ses pronostics concernant son avancée. Il analyse les articles qu’il lit, sur la religion comme sur la politique, et donne son avis à leur sujet, un avis parfois très tranché et critique. Quelques poèmes parsèment également son œuvre, comme celui en l’honneur de son professeur préféré, M. Grebel, lequel commence ainsi : « Comme je vous ai aimé, comme je vous ai adoré, mon professeur ! Mon père. » (p.116) Au fur et à mesure que le temps passe, son journal devient de plus en plus ce qu’il décrit comme « une réflexion de ma vie spirituelle ».


Juifs, passionnément !


Sa judéité transparait à chaque page. Il se réfère aux fêtes juives, transcrit ses prières et fait part de son rapport avec les Textes, dans lequels il tente de trouver une consolation. Parfois, il retranscrit des versets qui l’inspirent ; autrefois, il se plaint de ne rien y trouver qui lui soulage l’âme.


Par ailleurs, Moshe répète sans cesse son amour pour son peuple et pour la Terre sainte, en termes des plus lyriques et passionnés : « Oh mon peuple, mon peuple, je t’aime tellement ! » (p.52) ; « Avant même la guerre, mon cœur se languissait de ma patrie, mais, maintenant, cet amour et ce désir ardent sont encore bien plus grands. Car, c’est seulement maintenant que je sens combien nous avons besoin d’un pays dans lequel nous pourrions vivre en paix comme tout peuple vit en son pays. » (pp.81-82)


Il parvient même, paradoxalement, à éprouver une certaine admiration pour l’Allemagne nazie, non pour sa politique et son idéologie, bien sûr, mais pour sa dévotion totale, sa discipline et sa croyance fanatique en sa propre destinée. Il tient en grande estime l’amour du peuple allemand pour sa nation : « Puisse notre peuple avoir un tel esprit de nationalisme. » (p.80) « L’existence d’un tel esprit m’a toujours semblé être une qualité de ce peuple, et j’ai souvent prié le Seigneur qu’Il puisse instiller un tel esprit dans nos cœurs (…) Bien sûr, notre nationalisme et notre amour de la liberté ne seraient pas – tel qu’il l’est maintenant – une obsession globale au nom de laquelle des millions de gens sont sacrifiés sur l’autel de leur patrie. » (p.79)


Moshe s’identifie totalement à son peuple, le peuple juif, et se sent coupable de sa meilleure situation, au point de souhaiter partager leur souffrance. Lorsqu’il apprend que plus de 100.000 Juifs sont déjà morts dans les camps de l’Est, Moshe est foudroyé : « Quand j’ai appris cela, mon cœur s’est arrêté et je suis devenu muet de douleur et de stupeur. (…) À cause de la souffrance de mes frères, moi aussi, je voudrais mourir, car je ne puis supporter l’idée de notre terrible infortune. » (pp.48-49) Petit à petit, il se rend compte que les Allemands veulent déporter les Juifs jusqu’au dernier, notamment lorsqu’il apprend l’arrestation d’un très vieux couple. À partir de ce moment, le jeune homme devient apathique : « Je suis indifférent à tout et à tout le monde. Rien de ce que je lis ne m’intéresse. » (p.51)

Bien qu’il soit favorisé – il a de quoi manger, ses parents sont riches, il peut aller où il veut – son esprit est torturé : « Malgré la vie facile que je mène, je ne parviens à trouver aucune satisfaction dans mon cœur. » (p.66) se plaint-il. Moshe va même jusqu’à en vouloir aux autres jeunes gens de parvenir à rire et à s’amuser alors que la guerre fait rage et qu’un génocide est en train de se dérouler : « Cela fait deux mois que je vais à l’école (…) des étudiantes entrent en riant, pleines de joie et de gaieté. Et, déjà, cette vue – c’est-à-dire voir ces filles impudentes, rieuses et gaies au moment où les filles de mon peuple sont misérables (…) – fait naître en moi de la jalousie et de la haine pour elles. » (pp.83-84) Il a un jugement très sévère à l’égard de ces jeunes et les accuse de faire partie d’une « jeunesse superficielle, sans idées ni idéaux, sans aucune sorte de contenu, vraiment totalement inutile » (p.86).


À mesure que le temps passe, le jeune homme plonge de plus en plus dans la mélancolie : « Ces derniers jours, un vide s’est emparé de moi. Rien ne me motive ni à faire ni a écrire quoi que ce soit et de nouvelles idées s’insinuent dans mon esprit ; c’est comme si j’étais endormi. » (p.77) ; « Le monde entier est heureux et vivant, et nous sommes morts. » (p.95) ; « Je deviens de plus en plus vide, et je ne sais pas ce qui adviendra de moi. » (p.100) À la toute fin de son journal, Moshe va jusqu’à confier : « J’ai l’impression d’être mort. » (p.123)

En même temps, néanmoins, un espoir vivace se dégage, en permanence, du journal de l’adolescent : « Malgré les déceptions répétées que j’ai subies, je ne cesserai jamais d’espérer, car au moment où je cesserai d’espérer, je cesserai d’exister. » (p.99)

Le dessein de Dieu


Moshe est en quête permanente de sens, non seulement en ce qui concerne sa propre vie, mais aussi dans la mesure où il se demande pour quelle raison et dans quel but Dieu laisse les Juifs souffrir autant. Selon lui, ils ont déjà payé plus qu’assez pour leurs mauvaises actions. Et puis, ajoute-t-il, « ils (les autres Juifs) vont penser qu’il n’y a pas de Dieu dans l’univers, parce que s’il y avait un Dieu, Il ne laisserait certainement pas de telles choses arriver à Son peuple » (p.26). Le jeune homme, pourtant, garde une foi inébranlable. Il pense que seule la Rédemption peut suivre cette terrible épreuve imposée aux Juifs. D’après lui, cependant, le salut ne viendra pas avec la victoire des Alliés, mais seulement après que les nations auront commis suffisamment de péchés. Toutefois, les États-Unis et l’Angleterre n’auraient pas encore fait assez de tort. Le jeune homme est même persuadé que la Rédemption est liée à l’abandon, par les Juifs, de tout espoir de victoire des Alliés. D’autre part, il est convaincu que le salut se traduira par un retour de son peuple en Terre sainte et croit en un plan divin visant cette finalité, ce plan se manifestant, selon lui, par le déplacement massif des Juifs européens. Il ajoute : « Le retour de notre peuple adoré vers sa patrie ; cela sera la plus grande revanche possible. » (p.118) D’ailleurs, d’après Moshe, les Juifs auraient pu faire face à la situation dans laquelle ils se trouvaient s’ils avaient écouté les sionistes des générations précédentes, car ils auraient, dit-il, une nation prête à les défendre.


Un avenir incertain


Concernant son avenir, auquel il réfléchit beaucoup, dans un premier temps, il se dit qu’il aimerait devenir « un homme d’État juif dans le Pays d’Israël » (p.36). « À partir d’aujourd’hui, tout ce que je fais le sera dans ce but. » (p.37) Conscient de l’importance de la connaissance de l’arabe pour la coexistence entre les Juifs et les Arabes, le jeune homme se met alors à étudier cette langue. Il espère ainsi être prêt à exercer la diplomatie dans un hypothétique futur État juif peuplé d’arabophones et entouré de pays arabes. « Nous devrons vivre en paix avec nos frères, les fils d’Ismaël, qui sont aussi les descendants d’Abraham. » (p.47) dit-il.


Cependant, la lecture de la Bible et l’apprentissage de l’arabe ne suffisent bientôt plus à satisfaire sa soif d’action. Il se sent « comme un traitre qui a fui loin de son peuple au moment où il souffre le plus » (p.65) et va jusqu’à envisager, naïvement, de se porter volontaire pour partir dans un camp de travaux forcés « en Pologne ou dans les pays de l’Est » (p.58). Persuadé que son père s’opposerait à cette décision, néanmoins, il s’impose toutes sortes de restrictions dans le but de prendre part, selon ses possibilités, à la souffrance de son peuple. Il se limite, par exemple, à un repas par jour et s’interdit tous ses aliments préférés. « Je marche dans la rue et le soleil est brûlant et je suis couvert de transpiration, et alors je pense à aller nager – immédiatement après, je me souviens où est mon peuple et alors je ne peux même plus envisager d’aller nager ; ou je passe devant une pâtisserie et je vois, par la fenêtre, des gâteaux appétissants qui m’attirent et je suis sur le point d’entrer dans le magasin – et alors, la situation de mes frères me traverse l’esprit et mes désirs sont détruits, et je suis envahi de honte pour avoir oublié leur détresse. » (p.83) raconte-t-il.


Vers la fin de son journal, il décide de rejoindre Israël : « Le seul endroit où je pourrais être utile à notre peuple est dans notre patrie, notre cher pays adoré. (…) C’est mon seul souhait et l’aspiration de toute ma vie. » (p.119) Cette résolution s’accompagne d’une nouvelle vision des choses qui l’amène à mettre fin à ses tendances ascétiques et aux privations qu’il s’inflige : « Je suis ici à Bruxelles comme tout autre Belge, et mon peuple est là-bas, dans un endroit de souffrances pire que l’esclavage. C’est pourquoi il serait inutile de m’interdire certains aliments, un bain ou quelque autre mortification. (…) Aucune mortification ni privation ne me rapprochera d’eux. » (id.) Son projet de rejoindre son pays de cœur sera toutefois vite soumis diverses contrariétés et gelé, notamment en raison de la vigilance de ses parents, ce qui démoralise profondément le jeune homme : « Je suis donc emprisonné de tous les côtés, et le temps vient de plus en plus à manquer, et je ne peux rien faire. » (id.)


Hélas, ses espoirs de réaliser son rêve sont à tout jamais détruits lorsqu’il est arrêté par la Gestapo, suite à une dénonciation, le 7 avril 1944, la veille de la Pâque juive. Les mazot déjà prêtes pour le lendemain suffisent à trahir la judéité de la famille. Bien que son réussisse à mettre la plupart de ses enfants à l’abri, sa sœur ainée, ses parents et lui sont déportés à Auschwitz. Après de multiples déplacements, ils sont évacués vers Bergen-Belsen, où ils arrivent épuisés le 22 janvier 1945, quelques mois à peine avant la libération, et d’où ils ne sortiront jamais. La mère de Moshe ayant succombé également, seule sa sœur ainée reviendra des camps.


Le journal de l’adolescent est retrouvé par ses sœurs, après la libération. Il est rendu public en 1958. La première édition en anglais, par Yad Vashem, est mise en vente en 1965 sous le nom de Young Moses Diary. The spiritual torment of a Jewish boy in nazi Europe.

Le journal de Moshe impressionne par la puissance émotionnelle qui s’en dégage. Confronté à la solitude et souffrant d’impuissance, le tourment spirituel du jeune homme est peint avec tout le lyrisme propre à une période de la vie où les sentiments sont éprouvés à un degré suprême. Face à une angoisse de plus en plus oppressante, malgré tout, le jeune écrivain parvient à maintenir un surprenant optimisme porté par la foi.





N.B. Les numéros de pages sont relatifs à l’édition du livre datant de 1979. Toutes les images en sont également tirées.





Publié précédemment dans la Centrale n°347, en mars 2018.

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