Mais d'où vient donc le préjugé du Juif avide d'argent, et donc avare ? L'histoire nous apprend qu'il s'agirait de vieux fantasmes hérités du Moyen Âge.
Donner la leçon juive appropriée à la classification chrétienne d'un péché tient du paradoxe. C'est qu'en effet, le judaïsme ne connaît pas la nuance que sa religion-fille établit entre la faute capitale et l'errement véniel. Les 613 commandements de la Thora étant tous supposés venir de Dieu, la transgression de l'un n'est pas moins grave que celle de l'autre. C'est donc au nombre des commandements, tous égaux, que résonne l'injonction de donner abondamment aux nécessiteux : « Tu ouvriras largement ta main à ton frère, à ton pauvre, à ton indigent » (Dt 15). Dans le judaïsme, cette obligation de partager a toujours été si catégoriquement ressentie que les rabbins de jadis ont dû interdire de prodiguer plus que 15 pourcents de ses avoirs aux pauvres, pour éviter que, soi-même, on ne tombe, par excès d'altruisme, à charge des autres.
Or, malgré la réputation de générosité attachée à la judéité, on associe, avec l'acuité des fantasmes hérités de situations médiévales, le judaïsme à l'argent et à ce qui l'entoure. Et nous voilà butant déjà contre le préjugé. Car, pour exercer l'avarice, encore faut-il posséder. Or, l'écrasante majorité de la diaspora juive a toujours été constituée d'une armée de pauvres hères survivant au jour le jour, quand elle n'était pas pogromisée par un tsar de Russie ou quelque seigneur du Rhin... Alors, d'où serait issu le préjugé du Juif avare ?
Comme tant d'autres idées toutes faites, il constitue la survivance de situations anciennes connues et amplifiées par ce qu'il faut bien appeler le dépotoir des fantasmes historiques. Soulevons le couvercle.
Au fond du tonneau, les interprétations douteuses de divers versets tirés de la Thora : « Si tu prêtes de l'argent à quelqu'un de mon peuple,… tu ne prendras pas d'intérêt... » (Ex 22, 24). « Si ton frère devient pauvre... ne prends pas d'intérêt, mais crains D. afin que ton frère vive avec toi... » (Lv 25, 35-37). «... à un étranger, tu peux prêter à intérêt... » (Dt 23, 20-21). On devine les commentaires que, rapprochés et mal lus, ces versets peuvent susciter. Or, que signifient-ils ? D'abord l'interdiction générale de gagner de l'argent via le prêt, une défense compréhensible dans une société biblique de type agraire et pastoral où dominaient les échanges de biens ; la possibilité, néanmoins, de tirer avantage du prêt, mais seulement face à des étrangers exigeant eux-mêmes des intérêts quand ils étaient sollicités, ceci parce que l'interdiction de la Thora ne s'imposait pas à eux ; la défense, enfin, de plonger le pauvre dans une situation de surendettement sous le prétexte de l'aider.
CONFINÉS AUX PETITS PRÊTS
Le tournant surviendra en 1179, quand le pape Alexandre III prononcera l'excommunication contre les chrétiens qui tireront encore profit du commerce de l'argent. Comme le droit canon ne s'appliquait pas aux juifs, ceux-ci se retrouveront, par la force des choses, presque seuls à assumer l'essentiel du commerce ordinaire de l'argent.
Mieux : rapidement, les princes, les nobles et l'Église, engagés dans des guerres, conduits à mener des politiques financières d'envergure, et à bâtir, trouvèrent expédient de disposer, dans les Juifs, d'une classe d'hommes en mesure d'effectuer les transactions requises par leurs politiques. On observe d'ailleurs que les Juifs se trouvaient souvent cantonnés dans les petits prêts à court terme. Dès que l'on montait dans l'échelle sociale et que les sommes en cause augmentaient, les chrétiens, grands banquiers, prenaient la relève, en contravention avec l'Église, mais soutenus par les rois.
Associés de force au petit commerce de l'argent, et quelquefois, au grand, on conçoit donc aisément quel effet retour les Juifs pouvaient craindre. Appréciés comme prêteurs possibles en un monde où le numéraire manquait d'ailleurs, ils devenaient détestables aux débiteurs dès qu'il fallait rembourser. De plus, comme le Talmud permettait le transfert impersonnel des reconnaissances de dettes, ce que l'Église défendait, considérant que le débiteur devait directement à son créditeur, les Juifs finirent par établir un marché financier international plus efficace que celui des féodaux. Une situation renforcée par l'interdiction qui leur sera imposée, en 1555, par Paul IV, de posséder la moindre terre, décision qui les cantonnera dans les seules activités de crédit et ses métiers connexes, comme la friperie, issue de la réparation et de la revente de vêtements laissés en gage ou la bijouterie. Ainsi, les Juifs restèrent longtemps confinés, par la force de l'histoire et la volonté des hommes, dans ces façons de gagner leur vie. Mais quoi qu'ait pu répandre la rumeur séculaire, Rothschild et ses quelques semblables constituèrent juste de criantes exceptions dans l'histoire juive. Une histoire où l'argent a servi de palliatif aux incertitudes d'existences menacées d'expulsions et de déportations. Pour des hommes privés de tout pouvoir, le numéraire offrait nourriture, gîte, protection et, même, en dépit de « l'enseignement du mépris », un peu de respect.
Les émancipations nées de la Révolution française changeront la situation sociale des Juifs qui, à partir de là, exerceront tous les métiers et professions pratiqués en Europe et ailleurs. Mais on le sait : jamais un décret n'a tué un préjugé. La rhétorique nazie du siècle passé et ses conséquences sont là pour nous le rappeler : seule la réforme des cœurs a raison des héritages douteux, faute de quoi il en ira longtemps encore comme l'annonçait Osée, le prophète, lorsqu'il constatait que « pour rendre hommage à des veaux, (des hommes) immolent des hommes » (13,2).
Article publié sur le site de La Libre Belgique, le 13 août 2001.
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