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Photo du rédacteurAlbert Mingelgrün

Fictions-prétextes et littérature
 de la Shoah

Dernière mise à jour : 26 nov. 2021


Aujourd'hui, vendredi 9 octobre 2020, cela fera 30 jours que notre regretté professeur, Albert Mingelgrün, a quitté ce monde. A l'occasion du dernier jour des sheloshim, nous souhaitions lui rendre hommage. C'est pourquoi nous postons un de ses écrits sur notre blog, un article publié en 2010 dans le 2e numéro de MuseOn, la revue d'art et d'histoire du Musée Juif de Belgique.



La littérature de la Shoah a connu bien des avatars d’écriture. Après des oeuvres fondamentales, liées directement à l’événement sur les plans mémoriels et fictionnels et, en quelque sorte, de première main comme celles de Jean Améry, Robert Antelme, Charlotte Delbo, Imre Kertesz, David Rousset ou Elie Wiesel, ont paru des textes reconstituant ce que G. Steiner a nommé « l'anti-matière concentrationnaire », tendant à rendre compte littérairement de l’extermination de telle sorte qu’un inhumain inouï et inédit puisse être mis en relation spécifique et pertinente avec ce qui peut relever d’une compréhension par l’humain, en d’autres termes des textes capables de représenter et d’exprimer les indices, les atmosphères, les processus qui ont conduit à la mort génocidaire, qui l’ont précédée, entourée ou prolongée ainsi que l’ont proposé, entre autres et chacun à sa manière, Aaron Appelfeld, Ignace Fink, Anna Langfus, Patrick Modiano, Bernhard Schlink ou Winfried Georg Sebald.


À l’opposé de ce qui vient d’être rappelé prennent place des récits tirant littéralement profit de la Shoah à travers des figurations déplacées et incongrues.


La décennie 1995-2005 me semble particulièrement représentative à cet égard dans la mesure où j’y observe un nombre significatif de livres de cet « acabit », si j’ose ainsi m’exprimer : je me bornerai à quatre illustrations représentatives...


Adoptant l’ordre chronologique, je commencerai par le roman de Daniel Zimmermann, L’anus du monde (Le Cherche-Midi, 1996).


L’action du livre se situe dans un espace concentrationnaire-type : Drancy-Auschwitz-Treblinka, espace qu’arpente et explore en tentant d’y survivre François de Katz, frais émoulu de Normale, après avoir été « raflé » presque par hasard à Paris. On voit ainsi se dérouler un itinéraire de Bildungsroman, de roman d’apprentissage, puisque le jeune homme du début qui faisait l’impasse sur son appartenance juive, « juif en rien » comme il dit et non circoncis, demande à l’être à la dernière page, à la veille de l’insurrection du camp de Treblinka. Entretemps se déroulent les aventures de cette figure emblématique du bien, résistant aux avanies des forces du mal puisque doué, outre de compétences intellectuelles extraordinaires, d’un coup d’archet salvateur, circonstance qui transforme en plat lieu commun le paradoxe reçu et reconnu de l’exploitation des musiciens-déportés, l’ensemble de ces caractéristiques lui permettant de devenir l’assistant du docteur Mengele. Je pointerai encore l’utilisation qui est faite de l'Enfer de Dante, à la fois analogon de la situation fondamentale et facteur de scansion du récit, fournissant ainsi l’occasion de citations et de rencontres cultivées entre le chef de bloc et son prisonnier, Le dixième cercle de l’œuvre dantesque introduisant d’ailleurs L'anus du monde dans l’édition « Folio » qui suivit... Souvenons-nous également ici, cruel contraste, de la référence incomparable faite par Primo Levi à La divine comédie...

Le livre de Michèle Kahn, Shangaï-la-Juive (Flammarion, 1997), offre un bon exemple de ce que j’appellerais le romanesque de circonstance, réducteur et banalisateur du contexte historico-idéologique censé le justifier, à savoir l’avènement du nazisme en Allemagne et en Autriche, la Nuit de Cristal, la fuite des Juifs d’Europe, notamment à Shangaï où se constitue un ghetto finalement protecteur pour des milliers d’entre eux.


Particulièrement mise en évidence est l’évolution du journaliste autrichien Walter Neumann, patronyme programmatique (à l’instar de François, le « chat » débrouillard d’il y a un instant) des espoirs de l’ homme nouveau, débarquant à Shangaï en 1938 tel un Rastignac bien décidé à conquérir sa place au soleil. Avec l’aide de deux femmes en particulier, une prostituée chinoise et une jeune juive d’origine russe, il parviendra à ses fins, fondant un puissant groupe de presse à Hong-Kong, avant de disparaître mystérieusement.


Deux traits de ce récit, l’identité juive du héros et certaines références concentrationnaires devraient permettre de l’intégrer dans la thématique propre de la Shoah : il ne constituent en fait que des éléments plaqués et rapportés.


Je constate en effet que Walter se trouve confronté à la judéité de ses origines de manière spectaculaire et superficielle voire « folklorique » : accepter d’user ou non de viande de porc, rallier ou pas le judaïsme religieux pour faciliter son mariage ou encore se vouloir un Juif fumeur pour faire pièce à Julius Streicher ! ...


La vie qu’il a connue à Dachau où, est-il indiqué en passant, son père est mort, fait l’objet d’allusions à son activité de pianiste (la musique continue ...), d’une comparaison entre les mendiants de Shangaï et les prisonniers du camp. Je note encore une allusion à la solution finale dont il est fait état à l’occasion de la présence d’un colonel allemand à Shangaï en 1941. De telles occurrences, dans un ensemble romanesque de quelque 520 pages, y sont évidemment noyées, l’intérêt de l’histoire racontée résidant ailleurs; elles jouent tout au plus un rôle décoratif, en aucun cas organisateur et donneur de sens au texte, elles ne servent que de prétexte à l’anecdotique.


Et 1998 verra paraître Les fantômes de Zürich, suite dans laquelle la fille de Neumann se lance à la recherche de son père disparu et retrouve, ce faisant, la trace du garde nazi dont Walter avait failli être victime à Dachau...

Trois ans plus tard, Eric-Emmanuel Schmitt publie, chez Albin Michel, La part de l'autre. Réédité en Livre de Poche en 2007, le texte se complète d’une postface exposant l’image que se fait l’auteur de son personnage principal, Hitler, et dévoilant le canevas organisateur du récit : « En montrant qu’Hitler aurait pu devenir autre qu’il ne fut, je ferai sentir à chaque lecteur qu’il pourrait devenir Hitler (et) j’élabore un double portrait antagoniste. Adolf H. cherche à se comprendre tandis que le véritable Hitler s’ignore. Adolf H. reconnaît en lui l’existence de problèmes tandis qu’Hitler les enterre » (pp. 482 et 501). Partant des prémisses d’un Adolf Hitler recalé et d’un Adolf H. admis à l’Académie des Beaux- Arts, l’auteur développe en alternance les actions et les propos des deux figures accordées et modelées sur les données historiques pour la première, conformes au roman de vocation artistique pour la seconde.


Les parallélismes fondés sur la chronologie s’enchaînent et s’accumulent de manière tellement artificielle qu’ils débouchent nécessairement sur la dilution et l’évaporation du sens recherché, l’application strictement ordonnée du principe de partage des vases communicants ne dépassant pas l’onomastique...

Je terminerai avec Acide sulfurique d’Amélie Nothomb (Albin Michel, 2005). « Branché » comme il se doit, le livre met en scène un jeu de téléréalité bénéficiant d’audiences records puisque calqué sur les pratiques des camps. Se retrouvent donc transposées et banalisées un certain nombre de situations liées à la vie concentrationnaire : transports dans des wagons à bestiaux, kapos hurlants, musiques de Schubert... Regrettant que la télévision ne puisse transmettre l'odeur d'urine et le froid humide, il reste à l’auteur la chance et le pouvoir de métamorphoser Primo Levi en Pietro Livi alias le kapo EPJ 327, de surcroît amoureux séducteur et beau parleur...


Les exemples qui précèdent devraient suffire, je l’espère, à indiquer et souligner qu’un tabou a été brisé de façon plus ou moins choquante. Je dois heureusement convenir qu’à côté de variations douteuses comme celles que je viens d’évoquer, existent encore des fictions tout à fait estimables...


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