Du 17 au 28 juillet derniers (2017), l’Institut d’Études du Judaïsme a accueilli une quarantaine de personnes à l’occasion du séminaire «Yiddish on the Continent», qui a lieu tous les trois ans. Voici le récit de deux semaines conviviales, passées aux côtés de professeurs et d’étudiants passionnés de cette langue.
En 1993, le premier séminaire de yiddish sur le continent européen voit le jour à Bruxelles.1 Il est fondé par le professeur Sonia Dratwa-Pinkusowitz, qui voue le plus clair de son temps à la promotion du patrimoine linguistique et culturel de cette langue.2 Au départ, les cours étaient assurés par deux professeurs, Yitskhok Niborski – autorité en la matière — et par Sonia D. Pinkusowitz elle-même.
Au fil des années, le séminaire de Bruxelles fait des émules dans d’autres villes européennes, notamment à Paris, Strasbourg et à Berlin. Aujourd’hui, sa réputation le précède et il attire de plus en plus de participants du monde entier. Pour l’édition de 2017, par exemple, pas moins de treize nationalités étaient représentées parmi les assistants.
Dans le but de favoriser une véritable immersion linguistique pendant cette rencontre estivale, l’Institut d’Études du Judaïsme propose quatre niveaux de cours intensifs de langue, littérature et culture yiddish. Le programme prévoit également la projection de films, des ateliers de théâtre et de chant, ainsi qu’une visite guidée d’Anvers. Sans oublier nos diverses conférences en yiddish, un repas de Shabbat et, enfin, le concert mémorable de Shura Lipovsky.
Les retrouvailles
En tant que collaboratrice du comité d’organisation, j’ai eu le privilège de me trouver aux premières loges de cet événement. Originaire d’Amérique du Sud et n’ayant aucun lien historique ou culturel avec le yiddish, ma première rencontre avec les étudiants et le corps d’enseignants était on ne peut plus singulière.
Le matin du 17 juillet, à l’heure du petit-déjeuner inaugural, je me sentais comme un petit poisson perdu dans un étang impénétrable. Tandis que j’assurais la bonne répartition des boissons et des viennoiseries avec ma collègue Angélique Burnotte, j’étais entourée par des dizaines d’inconnus qui, d’emblée, parlaient ce qui me semblait être un dialecte à la fois allemand, hébraïque, revêtant des accents slaves. Mon vocabulaire rudimentaire, appris rapidement grâce à l’indulgence des étudiants, se limitait strictement à deux mots: «jo»3 et «azoy»4, un mot qui me semblait par ailleurs extrêmement comique.
À part le français et l’anglais, qui émergeaient de temps à autres dans les conversations, je ne comprenais absolument rien. Et, surtout, je ne comprenais pas ce qui pouvait encourager ces personnes à apprendre une langue en déclin. Autant dire que le petit poisson illettré coulait dans l’étang ! Mais, comme dit un proverbe hassidique, «le rire est un lien universel qui rassemble tous les hommes». De rire en rire, les inconnus sont devenus des connaissances, et les connaissances, des compagnons d’aventure. Et puis, j’ai enfin compris.
Le yiddish est obstiné
C’est alors que j’ai appris ma première leçon: si les langues étaient des hommes, le yiddish serait le plus obstiné. Pourtant, nombreux sont ceux qui l’évoquent comme une «langue qui manque»5, qui dépérit. Certains la considèrent même comme «la langue de la mort»6. Ils n’ont pas tort. A la fin des années 1930, on recensait onze millions de juifs yiddishophones, alors qu’actuellement, les estimations n’atteignent qu’un ou deux millions de locuteurs selon le classement de langues en danger établi par l’UNESCO.7
En effet, l’utilisation du yiddish s’est amenuisée avec les flux migratoires, ainsi qu’avec les phénomènes de laïcisation et d’assimilation aux langues nationales dominantes. De plus, cette langue est porteuse, malgré elle, d’une histoire entachée par l’oppression, par la censure littéraire et artistique, par le déracinement, la destruction et l’exil. Néanmoins, pendant deux semaines, j’ai assisté au combat qu’étudiants et professeurs livrent sans cesse contre l’oubli, j’en témoigne. Je n’ai pas vu le déclin, mais l’espoir. Il était présent dans les mélodies nostalgiques de Shura, brillant dans les regards enthousiastes des jeunes, intarissable dans la résilience des aînés. Car pour les uns, et les autres, il n’est jamais trop tard pour apprendre. Parce que l’histoire du yiddish ne connaît pas de point final.
Pendant le séminaire, il était donc question d’une reconstruction collective de la mémoire. Dès lors, si le yiddish était un élément, il incarnerait le feu ; vacillant mais persistant. Comme un flambeau, il se transmet de génération en génération, transcendant les frontières et les océans. Il illumine le vide laissé dans les familles par les affres de la guerre.
Aussi ai-je compris que, pour un grand nombre d’étudiants et d’enseignants côtoyés dans le cadre du séminaire, toutes ces phrases, incompréhensibles pour moi, recèlent les réminiscences d’un dernier repas de famille, d’un jeu d’enfant, d’une comptine fredonnée par la voix indélébile d’une grand-mère. C’est pourquoi, si le yiddish était une femme, elle serait inoubliable, car elle survit, itinérante, dans les étincelles d’un flambeau. Voilà la dernière leçon pour l’apprentie que je suis devenue.
1. Un séminaire de yiddish existait déjà en Angleterre.
2. Sonia Dratwa-Pinkusowitz donne cours de yiddish toute l’année à l’Institut d’Etudes du Judaïsme.
3. Signifiant « oui » en yiddish.
4. « Vraiment ? », « c’est comme ça ! ».
5. KAHN Béatrice, « Le yiddish, cette langue qui manque », Téléram.fr,03/05/13.
6. Idem.
7. Atlas interactifs des langues en danger dans le monde, UNESCO, www.unesco.org.
Première publication dans la Centrale (n°346, décembre 2017).
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