(Première publication dans : Muséon. Revue du Musée Juif de Belgique, n°9, 2022, pp. 84 à 91)
En 2021, le Musée Juif de Belgique a enrichi ses collections d’une série de documents relatant la création, en 1856, du vieux cimetière juif d’Arlon. Ces écrits, datés de 1854 à 1873, sont des lettres échangées par différents protagonistes : le bourgmestre d’Arlon, le gouverneur de la province de Luxembourg, la Communauté juive, l’architecte Albert Jamot qui a dessiné les plans,…
Cette correspondance, redécouverte il y a peu, est d’une grande importance pour l’étude de la construction du cimetière juif d’Arlon. Les éléments qu’on y trouve confirment et enrichissent les recherches déjà menées ces vingt-cinq dernières années par différents chercheurs. Des recherches fondées principalement sur les dossiers disponibles aux Archives de l’État à Arlon.
Découverte des nouveaux documents
C’est Patrick Strauss, ancien trésorier de la Communauté juive d’Arlon qui confie ces documents au Musée Juif. Il les possède depuis le début des années 1980 quand Renée Levy, trésorière avant lui, les lui transmet.
Renée Levy a 28 ans lorsque la guerre éclate. Depuis 1930, elle est fonctionnaire communale. Suite aux ordonnances allemandes visant les Juifs elle est mise en disponibilité. Plus tard, elle sera obligée de se cacher. Après la guerre, elle poursuivra sa carrière dans l’administration de la ville, d’abord comme chef de bureau à partir de 1946, puis en tant que receveuse communale, de 1954 à 1977. On ne sait pas dans quelles conditions Madame Levy a reçu ce dossier. Peut-être a-t-elle voulu sauver les documents concernant sa Communauté quand, en 1940, elle a dû quitter son bureau à la commune. Ou bien a-t-elle reçu ces lettres plus tard, lors d’un reclassement des archives à la Ville d’Arlon, afin qu’elles soient conservées par la Communauté juive ? On ne sait.
Les Archives de l’Etat à Arlon conservent la correspondance de l’administration provinciale concernant le cimetière juif. Maintenant, le Musée Juif de Belgique possède à ce sujet les archives de l’administration communale. En parcourant les divers documents, on remarque que ces deux correspondances se complètent pour raconter la même histoire déjà connue, mais les lettres communales permettent d’ajouter de nouvelles informations et confirment des points qui étaient juste évoqués dans les courriers provinciaux. Beaucoup de lettres sont aussi des redites, quand, par exemple, l’architecte Jamot écrit au bourgmestre et au gouverneur. On trouve également des missives qui n’étaient connues que sous forme de brouillon. Il est aussi intéressant de noter qu’à la faveur d’un nouveau classement, le dossier consacré au cimetière communal d’Arlon, disponible aux Archives de l’Etat, a changé de référence par rapport à nos premières recherches menées en 1999.
Création du vieux cimetière juif
En 1853, la commune d’Arlon décide de construire un nouveau cimetière communal. La Communauté juive prend alors contact avec l’administration de la ville afin d’obtenir un emplacement pour y établir un cimetière israélite. En effet, à cette date, toutes les communautés juives en Belgique ont déjà acquis un cimetière dans leurs villes respectives.
Suite à leurs démarches, la ville propose un terrain d’environ 20 mètres de long sur 7 mètres de large à l’entrée du cimetière catholique. Mais la Communauté ne peut accepter cette offre car la superficie du terrain n’est pas en adéquation avec la population israélite de la ville. De plus, « l’ayant fait sonder à trois places différentes, nous avons reconnu que la portion de terrain que vous avez bien voulu nous octroyer est tout à fait aquatique et par conséquent non propre à recevoir la destination que vous avez bien voulu lui donner. » Malgré un échange de lettres régulier entre la Communauté, l’Echevin en charge des travaux et le bourgmestre qui lui écrit, entre autres : « Je n’ai pas à vous rappeler que la loi leur confère les mêmes droits qu’aux autres habitants de la ville », les choses n’avancent pas. C’est pourquoi, en 1855, la Communauté israélite demande au Ministre de la Justice d’intercéder en sa faveur auprès de l’administration communale afin que, conformément au décret du 23 prairial an XII et à la loi du 14 décembre 1789, il lui soit assigné un terrain convenable qui soit séparé par un mur du cimetière catholique. En effet, chaque culte consacre son cimetière, donc la séparation entre le cimetière catholique et le cimetière juif doit être marquée de manière très nette. D’autant plus que, depuis 1839, la ville de Luxembourg n’admet plus qu’à grande peine l’enterrement de morts de la province du Luxembourg qu’elle considère comme des étrangers. Le Ministre demande alors au gouverneur d’agir. Ce dernier écrit donc au bourgmestre pour demander que la loi soit respectée.
Le 21 novembre 1856, le bourgmestre annonce qu’un terrain a été acquis par la commune et qu’il sera clôturé ultérieurement. Mais les formalités du décret du 23 prairial an XII et 7 germinal an IX n’ont pas été remplies, c’est pourquoi, en juin 1857, le gouverneur rappelle le bourgmestre à l’ordre, alors que des inhumations d’israélites ont déjà eu lieu sur ce terrain. En effet, nous pouvons voir au cimetière juif d’Arlon les sépultures de Léon Cahen, décédé le 20 novembre 1856, de Madeleine Goldschmidt, datant de 1856, et de Moïse Cahen, décédé à Arlon en 1857. Le bourgmestre s’explique quelques jours plus tard : le propriétaire du terrain habite Hasselt. Le terrain est compris parmi les immeubles formant le cautionnement de ce fonctionnaire et il y a inscription hypothécaire au profit de l’Etat. Il faut donc le lui échanger contre une pièce de terre identique. C’est pourquoi les négociations durent plusieurs jours. Comme le cimetière luxembourgeois est fermé, les inhumations sont faites par obligation, mais cela ne peut être accompli dans le cimetière catholique. En janvier 1858, le Conseil communal d’Arlon approuve et autorise l’acquisition du terrain au nord du cimetière catholique. Ce terrain de 30 ares, 40 centiares, n°1145 au Cadastre, est estimé à 700fr par les experts. Les différents documents sont signés et envoyés au gouverneur le 19 février 1858 afin de clôturer le dossier. La dernière semaine du mois de février, un procès-verbal d’information de commodo et incommodo est organisé. Le 1er mars, l’échevin Marette clôt le procès-verbal accessible aux habitants. Puis le, 4 mars, le président de la Communauté israélite fait part au collège des bourgmestre et échevins de la satisfaction de ses coreligionnaires à propos de l’emplacement choisi.
Le projet est donc approuvé par la députation permanente le 4 août 1858. Le gouverneur charge l’architecte provincial de 1re classe Albert Jamot de préparer un projet de mur à construire. Ces travaux devront être terminés dans la bonne saison.
En septembre 1858, M. Jamot remet à la ville les plans et devis pour la construction d’un mur autour du cimetière juif. S’ensuivent de nombreux échanges de lettres entre le gouverneur, le bourgmestre et la Communauté juive pour discuter du projet et des spécificités à prendre en compte. Ces plans et devis ne seront soumis au Conseil communal que le 1er juin 1860 où ils seront approuvés. La somme de 1517 francs nécessaire pour les travaux sera couverte par la Communauté juive de la ville à raison de 1200 francs et le surplus sera pris en charge par la caisse communale. Les 1200 francs payés par la Communauté israélite d’Arlon ont été rassemblés par les souscriptions des membres de la Communauté. La commune accepte aussi la requête de la Communauté qui est de ne pas rouvrir les fosses, sauf en cas de force majeure, cela en conformité avec les lois religieuses des Israélites. Par contre, le terrain reste propriété de la commune. Le cimetière juif sera considéré comme une seule concession faite à la Communauté au prix de 1200 francs et il sera payé 45 francs à la commune pour chaque inhumation d’un étranger. Le 27 juin 1860 la députation permanente approuve à son tour les plans et devis du cimetière. Le 2 novembre de la même année, les travaux à exécuter au cimetière juif sont approuvés par la commune. Enfin, les travaux sont réceptionnés par l’architecte Jamot le 17 août 1861. Plus de huit ans auront passé entre la première demande de la Communauté juive afin d’avoir un cimetière, et la fin des travaux. De plus, cela aura nécessité l’intervention du Ministre de la Justice ainsi que de fréquents rappels à l’ordre du gouverneur.
Alors que la ville envisage d’agrandir le cimetière d’Arlon, en 1868, la Communauté prend à nouveau contact avec le bourgmestre pour avoir l’autorisation d’acheter un terrain à l’ouest du carré juif, ceci afin de développer son cimetière qui est déjà à moitié rempli. D’autant plus que si cette partie de terrain devait être utilisée pour la partie catholique du cimetière, cela ne permettrait plus, ensuite, d’agrandir le carré juif. Suite à cette demande, la Commune s’informe auprès de la ville de Luxembourg sur sa manière de gérer le cimetière israélite car la Communauté juive a besoin de plusieurs aménagements à la loi pour respecter les règles religieuses. La ville de Luxembourg répond alors que la Communauté juive de Luxembourg a un cimetière qui lui est propre et qu’elle gère comme elle le souhaite. La ville se contentant d’une surveillance de police. Dans le devis approuvé par le Conseil communal, on voit que la réponse était positive vu que, dès 1869, l’agrandissement du carré juif avait été prévu au budget dans le lot 1 du devis concernant les travaux d’agrandissement du cimetière communal.
En 1871, le bourgmestre d’Arlon écrit à la Communauté afin de lui demander de mettre à jour les paiements qu’elle doit depuis 1856 à la commune suite aux inhumations d’étrangers dans le cimetière juif, ce qui est fait dans les mois qui suivent.
En 1873, le gouverneur, qui a examiné les comptes de la Communauté juive d’Arlon pour l’exercice de 1872, fait remarquer au bourgmestre que la concession d’une partie du cimetière aux juifs d’Arlon ne s’est pas faite selon les tarifs établis par la commune les 27 juin, 15 novembre et 26 décembre 1853 et qu’il n’est pas en accord avec l’article 11 du décret du 23 prairial an XII. Déjà en 1865, une dépêche du gouverneur demandait si la ville suivait la jurisprudence consacrée par l’arrêt de la Cour de Cassation du 27 février 1844. Suite à ces dépêches, le bourgmestre demande s’il est possible de revenir sur certaines décisions d’alors, malgré l’acceptation par le Conseil communal et la députation permanente des accords passés avec la Communauté israélite en 1860, et cela pour être conforme aux règlements communaux et le décret du 23 prairial an XII. Nous ne possédons malheureusement pas la suite de cette correspondance pour connaître la solution qui a été trouvée à ce problème. Mais nous constatons que le cimetière a continué à être utilisé.
Le cimetière juif d’Arlon respecte le modèle général des cimetières juifs. Les tombes sont sobrement alignées par ordre chronologique. Tourné vers Jérusalem, il est clos par trois murs et une haie. Il possède sa propre entrée auprès de laquelle il n’y a pas d’oratoire, et les tombes des hommes, des femmes et des enfants ne sont pas séparées. Les épitaphes sont souvent bilingues (hébreu-français). La communauté d’Arlon était donc respectueuse de la tradition, mais le bilinguisme fut bien le signe d’un changement.
Nous ne connaissons pas d’archives concernant l’utilisation de ce cimetière par la suite, à savoir à la fin du XIXe et au XXe siècles. Il reste en activité de manière régulière jusqu’en 2015 et, avec l’inhumation dans la tombe familiale de Mariette Jacob, le vieux carré juif du cimetière d’Arlon est alors complet.
Le nouveau cimetière juif
Après la Seconde Guerre mondiale, alors que le vieux cimetière juif est presque plein, un nouveau carré juif est créé tout en haut du cimetière communal qui s’est fort agrandi au fil des années. En forme de triangle, il est délimité par trois murs. Les plus anciennes tombes sont celles de Gaston Jacob, décédé en 1963, et Léon Cahen, en 1964.
On y trouve également un Mémorial aux victimes juives du nazisme construit en 1959. Ce monument est composé de deux plaques. Sur la première est inscrit : « 1940-1945. La Communauté israélite d’Arlon. À ses martyrs déportés victimes de la persécution nazie. » Sur la seconde on peut lire un texte en hébreu suivit de sa traduction : « Vous ne le croirez pas quand on le racontera (Habacuc 1 :5). » En dessous, sur plusieurs plaques sont gravés les vingt-deux noms des Juifs de la ville qui sont morts en déportation. Malheureusement, comme l’expliquera plus tard Jean-Claude Jacob, il manque les noms des Juifs apatrides installés depuis peu à Arlon. « Toute la communauté juive apatride était bien intégrée à Arlon rappelle-t-il. Elle a été enlevée au début de la guerre et il n'y a aucune trace de cela. Il n'y a pas eu de réflexe de recueillir des témoignages à l'époque. Les témoins ne parlaient pas. On s'est rendu compte trop tard que rien n'avait été fait pour leur reconnaissance. »
Conclusion
Pour un historien, la découverte d’archives encore inconnues est toujours un événement. Malheureusement, sauf nouvelle mise au jour, ces prochaines années, il faut savoir que les archives de la Communauté juive d’Arlon ont disparu pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est pourquoi l’acquisition par le Musée Juif de Belgique de ce dossier permet de faire avancer nos connaissances sur l’histoire de cette petite communauté. On ne peut que s’en réjouir.
Bibliographie
BURNOTTE, Angélique, Juifs en Pays d’Arlon. Une communauté au XIXe siècle, Didier Devillez Éditeur – Institut d’Etudes du Judaïsme, Bruxelles, 2005.
DRATWA, Daniel, Un aspect de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale en Luxembourg : Les monuments juifs, dans « Les Juifs de Luxembourg. De l’immigration au génocide, 1925-1945 », dirigé par VAN DOORSLAER, Rudi, CREHSGM, Bruxelles, 1994.
MASSART, Baudouin, Au-delà du souvenir, la communauté juive aujourd’hui, ASBL Mémoire d’Auschwitz, 18 octobre 2016.
PIERRET Philippe, Le « carré juif » d’Arlon du XIXe siècle, dans « Les Cahiers de la Mémoire contemporaine », Fondation de la Mémoire contemporaine, Bruxelles, 2001, pp. 113 à 124.
PIERRET, Philippe, Le « Carré Juif » du cimetière communal d’Arlon. Première partie : 1856-1900, dans « Annales de l’Institut Archéologique du Luxembourg », Arlon, 2005.
TRIFFAUX, Jean-Marie, Arlon 1939-45. De la mobilisation à la répression, Dalhem, 1994, pp. 374 et 378.
Sources
Musée Juif de Belgique, Archives communales d’Arlon. Dossier Cimetière Israélite, 19e s. 1854-1873. (« MJB » dans les notes en bas de pages).
Archives de l’État à Arlon, Province de Luxembourg, série 4/25 : Cimetières 521-312. (« AEA » dans les notes en bas de pages).
Pasinomie ou collection complète des lois, décrets, arrêtés et règlements généraux, 1ère série, t. 13, Bruxelles, 1833-1836. (« Pasinomie » dans les notes en bas de page).
Règlement sur le service des inhumations, Arlon, 1854.
Épitaphes des cimetières israélites dans le cimetière communal d’Arlon.
L'article complet avec les notes de bas de page est disponible dans Muséon. Revue du Musée Juif de Belgique, n°9, 2022, pp. 84 à 91.
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