Le 26 juillet prochain sera commémoré le 80e anniversaire de la mort de Gerda Taro, reporter célèbre pour sa liaison avec Robert Capa et pour avoir été la première photojournaliste tuée dans l’exercice de ses fonctions. Des différentes facettes de Gerda Taro, l’histoire n’a retenu que celles de l’amante et de l’apprentie d’un photographe dont elle a forgé la légende, jusqu’à ce que l’affaire de la « valise mexicaine » ne vienne rendre justice à son œuvre, révélant, enfin, la femme éprise de liberté.
En octobre 1939, Robert Capa, de son vrai nom Endre Ernó Friedmann, fuit son studio parisien situé au 37 de la rue Froidevaux, pour s’exiler à New York grâce à un visa chilien. Un mois plus tôt, la France avait déclaré la guerre à l’Allemagne nazie, qui répandait le fascisme sur les pays européens, l’un après l’autre, comme un poison inéluctable. Endre Ernó — hongrois, juif et antifasciste — abandonne à Paris trois boîtes contenant 4.500 négatifs compromettants, réalisés pour la plupart en Espagne pendant la guerre civile. Parmi ses photographies inédites se trouvent des centaines de clichés pris par ses camarades et compagnons d’aventure : « Chim » Seymour et Gerda Taro. Selon la rumeur, Emeric «Csiki» Weisz, tireur proche du photographe, a confié à l’ambassade chilienne les pellicules cachées dans une valise, perdant ainsi définitivement leurs traces.
En 2007, presque septante ans après, la valise est découverte au Mexique chez une héritière du général Aguilar Gonzales, ancien militaire et diplomate mexicain installé en France au début des années 1940. Les conservateurs ont examiné le style des clichés afin de les attribuer distinctement aux jeunes reporters, devenus entretemps les pionniers de la photographie de guerre moderne. Durant cette vaste recherche, ils décèlent le style remarquable de l’Allemande Gerda Taro dans un grand nombre de négatifs portant la signature de Robert Capa. En effet, il était d’usage, dans le couple, de signer sous ce nom prestigieux afin d’assurer l’achat des clichés par les journaux et les agences de presse françaises et étrangères.
Les scènes prises par la jeune femme, toujours dans le feu de l’action, démontrent de manière saisissante sa démarche intrépide, et surtout, innovatrice à l’époque. Une époque semée d’adversité, pendant laquelle, non seulement les tranchées étaient le sort des hommes, mais aussi, Gerda Taro avait la malchance d’être à la fois résistante, communiste, ennemie de son propre pays et juive.
L’inconnue derrière l’objectif
Gerda Taro, de son vrai nom Gerta Pohorylle, est née le 1er août 1910 dans une famille de commerçants originaire de Galicie. À l’âge de 20 ans, elle déménage avec sa famille à Leipzig où elle rencontre Georg Kuritzke, un jeune étudiant en médecine qui éveille en elle un attrait pour l’activisme politique et les idées révolutionnaires. Elle s’engage alors dans les activités de militance contre Hitler jusqu’en 1933, lorsqu’elle est arrêtée par les nazis, entre autres, pour avoir collé sur les murs de la ville des affiches antifascistes. L’Allemande est forcée de s’exiler à Paris avec un faux passeport, accompagnée par son amie Ruth Cerf. Pour survivre à la précarité, elle travaille comme secrétaire et passe le plus clair de son temps dans les cafés de Montparnasse fréquentés par les artistes et intellectuels.
Son chemin et celui de Robert Capa se croisent par hasard lorsque ce dernier voit en Ruth Cerf un mannequin potentiel pour des photos commandées par une compagnie d’assurances. Quand Ruth demande à son amie de l’accompagner à son rendez-vous avec Capa, les deux réfugiés tombent aussitôt amoureux, ce qui renforce d’ailleurs leurs convictions politiques et leur idéal de solidarité internationale.
Capa introduit Gerda Taro aux rudiments de la photographie et s’évertue à vendre ses clichés aux médias parisiens, à bas prix et sans grand succès. Voyant que les photographes américains étaient particulièrement prisés par les agences de presse françaises, Gerda Taro lui propose de prendre des pseudonymes. Ensemble, ils inventent de toute pièce le personnage de Robert Capa (nom qui signifie requin en hongrois), un photoreporter américain héroïque, supposé être extrêmement célèbre outre-Atlantique pour la qualité de ses clichés. Le stratagème est un succès; les journaux s’arrachent les photos du mystérieux reporter et même si la supercherie est vite découverte, la réputation du Hongrois ne cesse d’augmenter. Au même moment, Gerda Taro devient assistante à l’agence Alliance-Photo tandis que le nouveau-né américain, Endre Ernó, incarne le personnage forgé par son amante, devenant incontournable grâce à son véritable talent.
En 1936, prenant à bras le corps la lutte contre le totalitarisme, le couple voyage en Espagne pour couvrir les combats entre le camp républicain et le camp nationaliste de Franco. D’abord, ils photographient des soldats républicains en train de quitter Barcelone pour rejoindre le front. En septembre de la même année, ils partent ensuite dans un village près de Cordoue où Taro immortalise, au péril de sa vie, des soldats dans les tranchées et des familles fuyant leurs maisons. Capa, lui, capte avec son objectif l’instant même où un milicien tombe à terre après avoir reçu une balle de sniper dans la tête. Cette image passera à la postérité.
Durant toute l’année 1937, Gerda Taro poursuit ses photoreportages dans la péninsule ibérique, souvent seule et de plus en plus proche des lignes de front. En juillet de cette année-là, elle rejoint Robert Capa et ses amis à Paris avant de repartir en Espagne. Suivie par le journaliste canadien Ted Allan, dont elle tombe amoureuse, elle couvre la bataille de Brunete entre les forces républicaines et les insurgés nationalistes. Le dimanche 25 juillet, les deux reporters sont pris en étau entre les échanges de tirs et les bombes larguées par les troupes de Franco. Les cadavres et les hommes mutilés jonchent le sol, des pierres tombent près de leurs têtes, les moteurs des bombardiers étouffent le sifflement des balles et les cris des blessés. Pendant des heures, Ted Allan et Gerda Taro attendent leur tour, cachés derrière un monticule de terre. Mais en dépit du chaos, la jeune femme avait aussi une arme et une cible : sans cesse, elle captait avec l’objectif de son appareil photo le prélude de la Seconde Guerre mondiale qui se déroulait devant ses yeux. Hélas, elle ne pourra jamais développer les négatifs de ses clichés.
Quand les soldats républicains battent en retraite, les deux jeunes courent vers le convoi et s’accrochent à un char pour s’éloigner du front. Dans la confusion qui s’ensuit, un tank républicain entre en collision avec leur véhicule. Celui-ci se renverse subitement, écrasant Gerda Taro. Le lendemain, elle succombe à ses blessures, à l’âge de 26 ans, demandant dans l’agonie que l’on prenne soin de son appareil photo.
Elle est enterrée au cimetière du Père-Lachaise le 1er août 1937, jour de son anniversaire. Des milliers de personnes accompagnent le cortège et transforment l’événement en manifestation antifasciste. Pablo Neruda et Louis Aragon prononcent enfin les éloges funèbres de celle qui passera à la postérité comme « la moitié » de Robert Capa, l’homme qu’elle a inventé.
Première publication dans la Centrale (n°344, juin 2017)
Sources :
LAUNET Edouard, « Gerda Taro passe au révélateur », Libération,12 décembre 2011.
MCKENZIE Sheena, « Gerda Taro : The forgotten war photographer you should know », CNN, 11 avril 2014.
O’HAGAN Sean, « Robert Capa and Gerda Taro : love in a time of war », The Guardian, 13 mai 2012.
DUPONCHELLE Valérie, « Robert Capa et le mystère de la valise mexicaine », Le Figaro, 1er mars 2013.
ALLAN TED, « Récits », Normanallan.com.
Comments