Sur la carte de l’Amérique du Sud, l’Uruguay ressemble à un petit enfant lové entre les bras de deux géants, le Brésil et l’Argentine. Mais ne vous méprenez pas ! Cet enfant, qui vient tout juste de souffler ses 195 bougies, a su jouer des coudes dès sa naissance pour se hisser parmi les nations et pour revendiquer son rôle dans l’histoire du cône Sud. Car, au fond, se donner pour but de devenir « le pays modèle » dans le monde entier, tel que le prétendaient ses dirigeants au XXe siècle, n’était pas une mince affaire. De sorte que lorsque les premières familles juives ont débarqué dans le port de Montevideo en provenance de l’Argentine ou après une longue traversée de l’océan Atlantique, c’est un Uruguay fier qui leur a ouvert les bras.

Dans les archives datant de l’époque coloniale, on ne trouve pas de preuve formelle de l’existence d’une communauté juive en Uruguay ni de traces d’une quelconque institution juive, d’ordre religieux ou culturel. Bien que l’un des actes officiels signés lors de la fondation juridique de Montevideo interdise la présence dans la mairie de « races telles que les Maures, les Mulâtres et les Juifs [1] », il s’agissait d’une formalité classique dans toutes les villes fondées par la couronne espagnole. Celle-ci continuait à agiter l’épouvantail des « crypto-juifs [2] » dans son sillage, même quand il n’y en avait point.
Vers la fin du XIXe siècle, des informations circulent sur la présence possible de familles juives dans la capitale. En 1878, par exemple, le journal Ecos Del Progreso fait mention d’un groupe de personnes plaidant pour l’ouverture d’une synagogue, avec le soutien d’une synagogue de Buenos Aires. Cependant, il faut attendre le tournant du XXe siècle et l’avènement de l’ère Batlle pour assister à la fondation des premières communautés juives, tant ashkénazes que séfarades, dans la République orientale de l’Uruguay. Vers 1910, environ 150 juifs auraient habité dans la capitale.
Les premières vagues migratoires
L’ère Batlle ou « Batllismo » (1903-1920) est une période de l’histoire uruguayenne qui comprend les deux mandats présidentiels de José Batlle y Ordóñez, (1903-1907, 1911-1915), permettant l’essor de la doctrine idéologique fondée par celui-ci. Aussitôt élu, José Batlle s’engage dans une série de réformes sociales, politiques et économiques avec le dessein de faire de l’Uruguay « la Suisse de l’Amérique du Sud ». La promesse du pays modèle, c’est lui qui l’incarne. Il instaure la laïcité comme l’un des piliers de l’État, développe l’industrie portuaire et l’élevage, mais aussi le sport, l’éducation et la culture. L’Uruguay jouit alors d’une prospérité remarquable qui s’accompagne d’une politique migratoire généreuse, également symbolisée par l’image des « portes ouvertes ». Peu importait la faible étendue de ce territoire, classé deuxième pays le plus petit des États sud-américains, après le Suriname. Toute main-d’œuvre était la bienvenue pour occuper les grandes plaines et pour travailler dans les villes. C’est alors que de véritables vagues migratoires déferlent sur le port de Montevideo, en provenance d’autres pays latino-américains, mais aussi d’Espagne, du Portugal, de France ou encore d’Italie.
Au début des années 1920, ce fut au tour des juifs en provenance du Brésil, d’Argentine et de ce qui restait de l’Empire ottoman, alors en pleine déchéance, de s’installer progressivement dans la capitale, suivis des juifs d’Europe centrale et de l’Est. [3] Plus qu’une aubaine, l’Uruguay représentait pour la plupart des immigrés juifs un pays d’exil. Ils bravaient l’océan Atlantique et les rafales glaciales des vents « pamperos [4] » pour se donner une seconde chance.
D’un côté, les immigrés fuyaient les persécutions tsaristes, la guerre, la famine et les quinze années de service militaire obligatoire dans l’Empire ottoman ; et, de l’autre, les conséquences de la débâcle des empires russe et ottoman après la Révolution d’Octobre (1917) et la signature du Traité de Sèvres (1920). Très rapidement, les nouveaux arrivants participent à l’expansion démographique et urbaine de Montevideo.
Les immigrés ashkénazes étaient pour la plupart des jeunes hommes yiddishophones, en âge de travailler, originaires de Russie, de Pologne ou de l’ancien Empire austro-hongrois. Ils s’installaient au Barrio Reus, dans le quartier prolétaire de la Villa Muños, et s’adonnaient à la charpenterie, au commerce, à la production de savons et à toute sorte de métiers manuels pour survivre au sein même de leur communauté. Une fois qu’ils obtenaient une certaine stabilité économique, ils accueillaient femmes, parents et enfants.
À partir de 1925, d’autres vagues d’immigrants austro-hongrois et allemands sont arrivées, dont de nombreux avocats et médecins. À la fin des années 1930, environ 6.000 juifs auraient immigré dans le pays. De plus, on estime que 19 600 juifs auraient traversé les frontières terrestres et maritimes entre 1930 et 1942.
Les immigrés séfarades, quant à eux, se regroupaient dans le quartier portuaire de Ciudad Vieja. Ils travaillaient également dans l’industrie frigorifique ou comme tailleurs, ouvriers, voire vendeurs ambulants. Il s’agissait souvent de jeunes hommes syro-libanais, égyptiens ou turcs, dont l’âge oscillait entre 16 et 30 ans. Comme le voulait la coutume à l’époque, ils rentraient brièvement dans leurs pays d’origine à la recherche d’une épouse, avant de retourner en Uruguay.
Des étrangers parmi les étrangers
Contrairement aux Juifs séfarades, le parcours d’intégration sociale et économique des Ashkénazes a été, au départ, semé d’embûches. En effet, ils ne maîtrisaient pas l’espagnol et devaient s’adapter à un pays, un climat, une langue et une culture totalement différente de la leur. C’est pourquoi leur tissu social était principalement intra-communautaire. De plus, la diversité de leurs pays de provenance était, en elle-même, un autre défi pour la construction de rapports sociaux solides. Mis à part le yiddish, leur langue vernaculaire, ils étaient, en quelque sorte, des étrangers parmi les étrangers.
De leur côté, les Juifs séfarades se sont intégrés facilement dans la population uruguayenne grâce à leur connaissance du judéo-espagnol. Ils entretenaient des rapports commerciaux avec la population locale, en ce compris avec les autres minorités religieuses et ethniques, telles que la communauté arménienne. En outre, une proportion importante d’habitants de la Ciudad Vieja était originaire de la ville d’Izmir, située sur la mer Égée. Selon des témoignages récoltés dans le quartier, le choix de la zone portuaire de Montevideo était loin d’être anodin, étant donné la ressemblance entre les ports des deux villes.
En dépit de ces différences dans les parcours d’intégration respectifs des deux communautés en Uruguay, ces dernières se sont caractérisées par leur ingéniosité dans la création de réseaux de solidarité et de prêt de fonds pour les primo-arrivants. Notamment en ce qui concerne la recherche d’un emploi et d’un logement. De plus, vers 1916, Ashkénazes et Séfarades ont uni leurs forces dans le but d’obtenir des terrains pour construire leurs propres cimetières. Batlle, laïc radical et pourfendeur des initiatives communautaires de ce genre y était opposé car, selon lui, « les juifs devaient être enterrés avec les autres ».

Bien que d’autres vagues d’immigration juive en Uruguay soient arrivées à la veille de la Seconde Guerre mondiale, la Grande Dépression de 1929 a mis un coup d’arrêt à cette tendance. Les politiques migratoires de l’État sont devenues plus strictes, et la pauvreté et le chômage ont accablé tout le pays. Cela a suscité un climat xénophobe, encore accentué par le coup d’État de 1933 et l’homogénéisation ethnique et culturelle de la population uruguayenne, prônée par le dictateur Gabriel Terra.
Somme toute, les aléas historiques qu’a connus l’Uruguay à cette époque n’ont pas entravé l’affirmation des juifs en tant que minorité religieuse nationale. D’ailleurs, le caractère syncrétique de Montevideo est devenu un terrain favorable au foisonnement des kehilots, communautés religieuses et culturelles.
Les initiatives d’organisation collective
En 1932, les juifs originaires du bassin méditerranéen ont créé la Communauté israélite d’Uruguay. La même année, la Communauté israélite hongroise d’Uruguay a été fondée. Puis, en 1936, c’est la Nouvelle Congrégation israélite de Montevideo qui a vu le jour. Ces trois organisations se sont ensuite rassemblées à partir de 1940, formant le Comité Central Israélite d’Uruguay, dans le but d’obtenir une unique représentation politique dans le pays.
Les écoles ainsi que les mouvements de jeunesse orthodoxes, sionistes et libéraux se sont chargés de la transmission du judaïsme aux jeunes nés sur le sol uruguayen. Des journaux en yiddish et en espagnol ont circulé durant quelques années et plusieurs émissions de radio ont été diffusées, quoique de manière éphémère. Des institutions caritatives ont été créées afin d’aider les survivants de la guerre installés en Uruguay, pour garantir la survie des aînés dans le besoin ou des orphelins.
Durant les années 1950, des juifs russes et hongrois ont continué à affluer dans le pays et l’ascendance politique et sociale des membres de cette minorité religieuse s’est intensifiée. Selon l’Université de Tel-Aviv, environ 54 000 juifs résidaient dans le pays en 1971. Les juifs uruguayens sont devenus partie intégrante des classes moyennes et hautes et des institutions de l’État. Lentement, ils ont délaissé leurs quartiers traditionnels pour s’installer à Pocitos, un quartier aisé situé sur les berges du Río de la Plata.
Selon les démographes et les institutions juives d’Uruguay, seulement 16.000 à 20.000 juifs habitent actuellement dans le pays, par rapport à une population totale approchant 3,5 millions d’habitants. L’écart entre ces deux estimations s’explique par la difficulté de recenser précisément cette minorité, étant donné les critères vastes et complexes déterminant la judéité d’une personne. Sont juifs : tous ceux et toutes celles qui s’identifient comme tels ? L’enfant d’une mère juive ? Le pratiquant ? L’athée ou l’agnostique? Tous ceux qui se réclament de la culture juive ? Au fond, qu’est-ce que la culture juive? Qui est juif?

Durant les dernières décennies, un grand nombre de chercheurs se sont voués à la réalisation d’un nouveau recensement de la communauté juive dans le pays sud-américain. Ils ont, par exemple, procédé au décompte des noms de famille à consonance juive dans les annuaires téléphoniques, à des enquêtes de terrain parmi les Uruguayens se déclarant juifs ou au recensement du nombre d’enfants inscrits dans les écoles communautaires et les groupes de jeunesse. Mais la tâche est ardue car le nombre de juifs en Uruguay a chuté de 40 % depuis les années 1970 et ne cesse de baisser depuis. Cela peut s’expliquer par l’émigration, les mariages mixtes, la laïcisation et les différents degrés d’assimilation et de religiosité des juifs de deuxième, troisième et quatrième génération. En outre, la tendance migratoire s’est inversée à cause de l’instabilité économique du pays et, surtout, en raison de l’influence considérable des groupes de jeunesse sionistes qui ont encouragé les jeunes, souvent diplômés, à faire leur Allyah.
Pour conclure, l’évolution de la communauté juive uruguayenne et le recul progressif de celle-ci du point de vue démographique s’inscrit dans des phénomènes d’assimilation et d’émigration présents dans toute l’Amérique latine. Toutefois, dans un pays d’immigrés, construit par des mains venues d’ailleurs, les identités ethniques et religieuses se confondent. En fin de compte, une seule question se pose alors : qui est uruguayen ? Probablement, toute personne qui y laisse son cœur, peu importe où les vents l’emmènent ensuite.
Notes :
[1] KLEIN, Fernando Raúl, « Thèse : Historia y memoria de la inmigración judía sefardí al Uruguay », Universidad de la Plata, 2017.
[2] Le crypto-judaïsme fait référence à la pratique secrète du judaïsme tandis qu’une autre foi est professée, principalement dans le but d’échapper à la discrimination anti-juive, à la persécution ainsi qu’aux campagnes de conversion forcée.
[3] Selon certains historiens, les familles ashkénazes ont été les premières à s’installer en Uruguay.
[4] Formé à partir du terme « pampa », c’est le nom donné aux vents vigoureux qui balayent l’Argentine et l’Uruguay pendant l’hiver.
Sources :
Comité Central Israelita del Uruguay, “Nuestra historia”, site internet : cciu.org.uy, consulté en août 2020.
KLEIN, Fernando Raúl, « Thèse : Historia y memoria de la inmigración judía sefardí al Uruguay », Universidad de la Plata, 2017.
RODRIGUEZ FABREGAS, Gonzalo, « El Barrio de los judíos », documentaire (disponible en plusieurs chapitres sur Youtube) , 2011.
PORZECANSKI, Rafael, "El Uruguay judío : demografía et identidad", Ediciones Trilce, Montevideo, 2006.
PRIDGEON, Stephanie Michelle, « Here We Are to Build a Nation : Recent Jewish Latin American Documentaries », Latin American Research Review, 2018.
TELIAS, David, “100 años de presencia judía en Uruguay”, Departamento de Estudios Judaicos, Universidad ORT, Uruguay, 2009.
Article publié précédemment dans la Centrale n°357 (septembre 2020)
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