« Dans le peuple juif, j’admire le peuple le plus vieux qui soit sur terre – celui qui traverse les siècles en enrichissant son intellect de tous les progrès et de toutes les perfections. Nomade, il a répandu dans le monde entier les idées industrielles et scientifiques successivement issues de l’entendement humain – à la façon du sachet qui parfume les milieux où on le place. Il a été l’agent de transmission et de diffusion de toutes les supériorités sociales, conservant, en dépit des exils et des persécutions, une ténacité et une ardeur au travail qui sont le propre de cette race d’élite. Je la respecte, cette race, à l’égal des descendants d’une grande famille illustrée par les hauts faits d’ancêtres fameux. En la saluant, je salue l’histoire, la tradition, la gloire, le courage, les lettres, les arts… Et puis, je trouve absurdes les préjugés du judéophobe qui reproche justement au Juif les faiblesses et les âpretés que son intolérance lui a toujours imposées. »
Qui donc pourrait s’être exprimé en termes aussi admiratifs à l’égard des Juifs ? Et quand ?
On sera peut-être surpris de découvrir que ces propos si louangeurs émanent de Léopold Ritter von Sacher-Masoch - celui dont le nom inspirera le psychiatre Krafft-Ebing pour forger le terme masochisme - et qui magnifiait ainsi les Juifs dans une interview au Figaro paru en décembre 1886.
Aujourd’hui quelque peu oublié en littérature à cause de la réputation sulfureuse qu’en 1886, Krafft-Ebing avait collée à son nom, Sacher-Masoch était, en réalité, un écrivain autrichien de talent, auteur de nombreux romans et nouvelles dont, à tort, on ne retient plus désormais que sa fameuse Vénus à la fourrure, consacrée effectivement à la déviance sexuelle liant souffrance et jouissance.
Ce faisant, on oublie que Sacher-Masoch a été, entre autres, l’auteur de Contes Juifs (1888) et que nombre de ses romans mettent en scène des Juifs, souvent présentés avec beaucoup de sympathie et une intuition de la judéité tellement aigüe, que, parfois, on a cru que lui-même venait du peuple d’Israël. Or, il n’en est rien.
Né en 1836 à Lemberg en Galicie, il était le fils de Léopold von Sacher, préfet de police, né lui-même d’un père anobli en 1818. Sa mère, Caroline Masoch, avait des origines slovaques. Bref, en rien Sacher-Masoch n’avait des origines juives. Mais le spectacle du sort réservé aux Juifs de l’Empire d’Autriche, surtout de Galicie, l’avait profondément sensibilisé au sort de ces communautés pauvres et maltraitées et il les décrira avec un mélange constant d’amitié et de tendresse.
A côté de sa carrière littéraire, Sacher-Masoch aura également un parcours académique puisqu’il enseignera aux universités de Graz et de Lviv. Il mourra en 1895 à Lindheim, en Allemagne.
Pour illustrer la part de son œuvre dédiée au monde juif, voici quelques extraits d’un de ses Contes Juifs, en l’occurrence Rédemption, paru en 1888. Il met en scène une histoire d’amour qui se noue à la veille de Yom Kippour, juste avant l’office de Kol-Nidré.
Rédemption
C’était Col-Nidré, la veille du jour du grand-pardon. La gaieté ensoleillée de l’automne s’étendait, comme un doux parfum, sur les arbres bigarrés de la forêt, sur les vastes et silencieuses prairies, et sur les petites maisons couvertes de bardeaux fumeux de la petite ville hongroise.
Un dernier chaud rayon de lumière se glissait, comme honteux, à travers les carreaux presque opaques, dans la maison du marchand Teller Herschmann, et se répandait, en tremblotant, sur le parquet de la grande chambre, au moment où deux hommes entrèrent. La physionomie de ces hommes paraissait éclairée d’une lumière intérieure, du soleil de l’esprit et de la science, qui se glissait avec eux dans cette sombre chambre, où les âmes vivaient aussi obscures que les nombreux coins et recoins formés par les vieux meubles massifs.
Le premier qui entra était le médecin Jonas Bienenfeld, frère de Mme Herschmann. Il venait la féliciter, elle et sa famille, et c’était la première fois que cela lui arrivait, car, dans cette petite ville pieuse et orthodoxe, il passait pour un affreux libre-penseur, et il était, en conséquence, traité presque comme un proscrit. Il était un de ceux auxquels les zélotes de la synagogue souhaitent que « la terre les
dévore » ; et si la terre ne l’avait pas encore dévoré, ce n’était vraiment pas la faute de ces mêmes zélotes, qui se tiennent debout dans le temple, appuyés aux murs qu’ils invoquent en priant.
Jonas Bienenfeld était accompagné d’un jeune homme dont la taille svelte et le visage fin, un peu pâle, trahissaient, malgré la jeunesse, le penseur qui, grave et résolu, aspire à la vérité, aux lumières. C’était le favori du médecin spirituel et jovial, l’étudiant en médecine, Abner Barach, que son ami avait amené pour le présenter à ses nièces.
Mme Maecha Herschmann venait de commencer les anciennes cérémonies juives, usitées à la fête de Col-Nidré, lorsque les deux hommes entrèrent. Au milieu de la chambre, sa fille aînée, Mathélé, était assise sur une chaise, la tête baissée, tandis que les autres enfants, parés de leurs vêtements de fête, étaient rangés solennellement en demi-cercle autour d’elle, et qu’un nombre égal de poulets, de kapores (victimes), était déposé sur le parquet.
Mathélé portait une simple robe blanche, qui formait un fond charmant et gracieux à sa figure innocente et rose, encadrée de tresses épaisses et noires.
Les regards d’Abner s’arrêtèrent avec surprise sur cette belle et chaste apparition, qui semblait être née pour servir, pour obéir et souffrir. Alors, elle ouvrit les yeux, deux grands yeux doux et sombres, où brillait un éclat mélancolique, l’éclat des larmes. Ils se voyaient tous deux pour la première fois, le jeune médecin et la fille du zélote, mais ils se contemplaient comme s’ils se fussent rencontrés déjà sur une autre étoile, comme si leurs âmes se connussent déjà depuis des siècles.
Cependant, Mme Maecha Herschmann, jetant un regard expressif sur son frère, qu'elle considérait comme à peu près perdu, proféra l'étrange prière d'introduction transmise par les générations, de temps immémorial :
« Les enfants des hommes, qui sont assis dans les ténèbres, sont enchaînés dans la pauvreté et dans les fers. II faut les conduire hors des ténèbres et déchirer leurs liens. Ils sont las de leur conduite ; ils sont tourmentés par leurs péchés. Leur âme a horreur de toute nourriture. Ils atteignent les portes de la mort, et, dans leurs peines, ils invoquent l'Éternel. L'Éternel les secourt dans leurs tribulations ; il leur envoie sa parole, et les sauve de leur perte. Ils remercient l'Éternel de sa grâce et de ses actions miraculeuses. Si l'homme a un ange protecteur, qui puisse invoquer son honnêteté, l'Éternel lui fera grâce et le sauvera de la destruction du tombeau.
Et l'homme dira : J'ai trouvé la Rédemption ! »
Cette prière terminée, la mère brandit trois fois, autour de la tête de Mathélé, le jeune coq blanc qu'elle tenait dans la main et qui battit anxieusement des ailes, en poussant des cris désespérés, puis elle continua : « C'est ma transformation, c'est mon échange, c'est ma réconciliation. Ce coq doit être voué à la mort, et moi j'obtiendrai la vie dans une longue vie de délices. »
Après avoir exécuté la même cérémonie d'expiation auprès des autres enfants, les victimes, les kapores furent distribués aux pauvres gens qui, dans le vestibule, attendaient déjà, avec une joyeuse impatience, leur rôti traditionnel.
Alors, la famille prit place autour de la grande table, et, tandis que Bienenfeld exerçait son esprit malicieux sur les zélotes de la ville, que Teller Herschmann gardait un silence opiniâtre, et que Mme Maecha poussait des soupirs indignés, Abner et Mathélé échangeaient, de temps à autre, un regard, ou quelques mots qui, tout banals qu'ils fussent, leur semblaient une douce musique.
***
La « longue nuit », le jeûne rigoureux, d’un coucher de soleil à l’autre, étaient heureusement finis. Tout, en Israël, avait repris son air de gaieté. Abner, qui demeurait chez Bienenfeld, où il préparait son doctorat, se mit à fréquenter assidûment, dans ses heures de loisir, la sombre maison du morne et sévère Teller Herschmann.
Une après-midi, Abner trouva, en arrivant, les beaux yeux de Mathélé débordants, cette fois, de vraies larmes dont ils étaient remplis.
- Qu’est-il donc arrivé ? demanda-t-il d’un air effrayé.
La belle fille lui montra du doigt sa chatte blanche, couchée sous le poêle et respirant avec peine.
- Je crois, dit-elle, qu’elle se meurt.
- Vous croyez ?
- Oh ! on ne meurt pas si vite, continua Abner avec un doux sourire, et, précisément, ce sont les chats qui ont la vie la plus tenace. Nommez-moi seulement votre médecin de la cour, et laissez-moi voir votre petite amie.
Mathélé sourit d’un air confus, souleva Lili dans ses bras, et le futur docteur se mit à examiner la jolie bête.
- Ça n’est pas grand-chose, dit-il bientôt ; un simple catarrhe, rien de plus. Afin de vous rassurer, mademoiselle, je cours chercher le remède qui sauvera, je l’espère, votre chère malade. Lili est ma première cliente ; si je réussis à la guérir, ce sera de bon augure pour moi.
Bientôt Abner revint muni d’une potion homéopathique. Mathélé serra tendrement dans ses bras sa petite malade, pendant que le jeune médecin lui ouvrait les dents, et lui faisait avaler le remède au moyen d'une petite cuillère. La pauvre bête, tout en miaulant tristement, se défendait, en désespérée, à l'aide de pattes qui avaient cessé d'être de velours ; mais elle eut beau se débattre, il lui fallut absorber la potion jusqu'à la dernière goutte.
Quand, pour la première fois, Lili recommença à ronronner paresseusement et d'un air satisfait, en chauffant au soleil sa jolie peau blanche, les grands yeux d'enfant de Mathélé se fixèrent sur Abner avec une expression de reconnaissance infinie. Il l'eût sauvée elle-même de la mort, qu'elle n'aurait pu trouver pour lui un regard plus rempli de gratitude.
Depuis ce jour, le jeune médecin fut toujours accueilli et salué par un aimable et bon sourire. Et, quand il était assis parmi les enfants, leur expliquant quelqu'une des merveilles de l'organisme humain, les deux yeux de la jeune fille semblaient comme suspendus, avec une admiration presque tendre, aux lèvres éloquentes et à la figure spirituelle de l'apprenti docteur.
Un jour, à l'heure du crépuscule, celui-ci entra dans la boutique de M. Teller Herschmann. La mère était en train de marchander avec des paysans et quelques petits bourgeois. La fille se tenait derrière une étroite cloison couverte de quantité de petites images coloriées ; elle était assise devant le grand-livre dont elle mettait les comptes à jour. Ayant levé la tête, et reconnu Abner, elle passa vivement sa plume derrière l'oreille, et lui tendit la main.
- Bonsoir, monsieur Barach.
- Bonsoir, mademoiselle.
- Je vous prie d'attendre quelques minutes, lui dit-elle comme en l'implorant ; j'aurai fini dans un instant.
- Mademoiselle, j'attendrai le temps qu'il faudra.
Abner alla s'asseoir dans un coin, sur un ballot, et se mit à suivre des yeux la petite main fine et blanche qui courait avec précipitation sur le papier. En même temps, il contemplait cette tête aux traits si purs et si harmonieux, à la physionomie si douce et si sympathique, qui se penchait sur le livre immense avec une gravité enfantine, tandis que ses lèvres rouges et pleines remuaient silencieusement en alignant les chiffres.
Enfin, la jeune fille déposa la plume sur l’encrier, et s’avança vers Abner. Celui-ci, en s’approchant, vit qu’elle avait ses jolis doigts tout noirs d’encre. Elle s’en aperçut, à son tour, et se mit à regarder ses mains d’un air tout déconcerté.
- Permettez-moi, mademoiselle, d’enlever avec des baisers la vilaine encre qui tache ces jolis petits doigts, dit Abner. Et, avant qu’elle eût eu le temps de lui répondre, il avait saisi la main de la jeune fille, et en pressait tendrement les doigts de ses lèvres émues.
- Que faîtes-vous? murmura Mathélé, si la mère...
- Je fais ce que je dois, répondit doucement Abner.
- Et que devez-vous faire? demanda Mathélé d’un air malin ; êtes-vous donc obligé d’embrasser cette...
- Ce que je suis obligé de faire, Mathélé, c’est de vous aimer. Il n’en peut plus être autrement, car je vous aime depuis le premier instant que je vous ai vue. Que voulez-vous ! c’est comme dans les contes bleus.
- Des contes bleus ! oh ! je pourrais vous en faire un, répliqua Mathélé avec un sourire tout heureux, qui serait aussi beau que ceux dont vous parlez. C’est l’histoire d’une jeune fille folle, dont le pauvre cœur fut pris, à première vue, par un jeune homme très intelligent et très savant. Ah ! Abner, moi aussi je vous aime ! Mais que va-t-il résulter de tout cela ?
- Rien que de bon et d’heureux, Mathélé ! s’écria le jeune étudiant. Quand deux cœurs se rencontrent, les anges de Dieu veillent sur eux, et ils n’ont rien à craindre des démons.
***
Des démons, Abner et Mathélé en avaient cependant deux à redouter, celui du zélotisme et des ténèbres, uni au démon de l’avarice ; et ils ne seraient pas faciles à vaincre.
Dès le commencement, Maecha avait vu avec méfiance les visites d’Abner dans sa maison. Teller Herschmann soupçonna, à son tour, le projet des deux jeunes gens, et résolut de ne pas s’y prêter. Il avait déjà un bon parti pour sa fille, un homme « comme l’or » ; et, maintenant, « ce mendiant », cet « amcharetz » (hérétique), comme il appelait Abner, viendrait rompre les mailles de son filet ? Non ! il ne le souffrirait jamais ! Il était le maître dans sa maison ; il était aussi le maître de sa fille ; elle devait obéir, et il considérait l’obéissance comme un devoir religieux.
Le jour arriva où Teller Herschmann présenta à sa femme et à sa fille le riche marchand de blé, Mark Leiser, de Kaschau, comme le futur mari de Mathélé. Si douce et si obéissante que fût ordinairement Mathélé, son père rencontra, cette fois, de la résistance ; elle présenta des observations, et se défendit même énergiquement.
- Tu me rends malheureuse, Tate, dit-elle à son père quand elle se trouva seule avec lui. Je ne peux ni ne veux devenir la femme de Mark Leiser. Tu vas me briser le cœur, car j’aime Abner Barach, et je n’aimerai jamais un autre.
Mais Teller Herschmann ne tint aucun compte de la déclaration et de la résistance de sa fille ; ses prières ne le touchaient pas plus que ses larmes, pas plus que ses joues qui pâlissaient de plus en plus. Ce fut en vain que Jonas Bienenfeld vint lui-même plaider la cause de Mathélé.
- Dois-je donner mon enfant, ma Mathélé, à un homme qui n’observe pas les lois ? s’écria TelIer Herschmann, à un homme qui n’a pas de maison en propre, et pas un rouge liard dans sa poche ?
- Abner a plus qu’une maison à lui et plus que de l’argent, répondit Bienenfeld ; il a de l’intelligence et il a beaucoup appris ; il possède un trésor intérieur qu’il ne perdra jamais, ni par un incendie, ni par des spéculations manquées. Mais il gagnera de l’argent, et se construira lui-même sa propre maison, car il deviendra un médecin renommé, qu’on payera très cher.
- Cela se peut, mais je ne le veux pas pour gendre, répondit Teller Herschmann avec colère ; Je n’en veux pas, Jonas, entends-tu ? je n’en veux pas !
- Moi non plus, je ne le veux pas, dit Maecha.
- Vous voulez donc sacrifier votre fille ? répliqua Bienenfeld en s’emportant à son tour : vous voulez la sacrifier à votre folie, à votre avarice ? Eh bien ! je vous le dis, et c’est en médecin que je parle : Mathélé mourra si on la sépare de celui qu’elle aime, comme meurt la fleur quand on l’arrache au sol fertile. Vos enfants mourront, l’un après l’autre, et vous serez seuls dans votre vieillesse, seuls, sans affection, et abandonnés de tous, car tous vos enfants ne sont que les kapores de votre avarice !
- Dieu nous protégera !
- Dieu n’a rien à faire avec de pareils gens. Bonjour !
A partir de ce jour, l’entrée de la maison Herschmann ne fut plus permise à Abner ; mais, chaque fois que Mathélé pouvait s’échapper de la triste maison de son père, où dominaient l’égoïsme et l’aveuglement, elle se rendait furtivement chez son oncle, Jonas Bienenfeld, où elle avait le bonheur de s’entretenir avec son amant. Il en fut ainsi jusqu’au jour où Abner dut partir pour Vienne, afin d’y passer son doctorat, et les amants cessèrent de se voir ; seulement, grâce à la complaisance affectueuse du bon oncle, ils purent s’écrire fréquemment.
Après avoir obtenu son diplôme, Abner alla s’établir à Budapest, capitale de la Hongrie ; et commença aussitôt l’exercice de la médecine. La fortune ne tarda pas à lui sourire. Il réussit à guérir quelques personnes de distinction, atteintes de maladies graves ; et, bientôt, il devint un des médecins les plus recherchés de la capitale.
Cependant, Mathélé languissait de plus en plus après celui qu’elle aimait, et elle pâlissait visiblement d’un jour à l’autre. Elle devint très souffrante ; une ardeur inquiétante brillait dans ses yeux, et, sur ses joues, s’épanouissaient les tristes roses d’une fièvre lente.
Pour comble d’infortune, la mère découvrit la correspondance avec Abner, et le père menaça la pauvre Mathélé de sa malédiction si elle écrivait encore une seule ligne, et si elle continuait à recevoir des lettres de son amant. Mathélé se soumit, mais elle dépérit davantage, et on la vit se flétrir comme une rose de mai séparée de sa tige.
***
Et Col-Nidré revint. Mais, la veille du jour du grand-pardon, quand Maecha appela les enfants, et voulut les réunir dans la grande chambre, afin d’accomplir le sacrifice des kapores, Mathélé ne répondit pas à l’appel. Elle n’était plus capable de quitter sa chambre, ni le fauteuil où elle se tenait assise. Lorsque sa mère entra chez elle, un coq orné de rubans bleus dans la main, Mathélé étendit les mains et la repoussa d’un geste suppliant.
- Pas de kapores pour moi, bégaya-t-elle, inondée par la vapeur de la fièvre. Je vais mourir. Qu’on fasse venir tout de suite le Tate.
Teller Herschmann arriva, toujours dur et impitoyable; mais, à la vue de son enfant, son coeur de pierre commença de s’amollir.
- Eh bien, dit Mathélé, je veux bien épouser Mark Leiser, mais il faut te dépêcher, Tate, car, si je dois être le kapores, je ne veux pas être sacrifiée sans but. Quand tu auras reçu l'argent de Mark Leiser, pour l'employer à tes affaires, il me sera bien permis de mourir, et je mourrai. Dépêche-toi donc, Tate, si tu ne veux pas donner pour femme une morte à Mark Leiser.
Teller Herschmann empoigna sa tête des deux mains, et sortit en courant. Il alla tout droit chez Jonas Bienenfeld.
- Mathélé se meurt ! s'écria-t-il en s'arrachant la barbe.
Sauve-la, Jonas, et je te payerai ce que tu voudras !
- Je ne suis pas le médecin capable de guérir Mathélé. - Alors, il n'y a pas de remède ?
- Mais si, mais si ; seulement, il n'y a qu'un médecin qui puisse indiquer ce remède, c'est Abner Barach.
- Qu'il vienne donc ! s'écria Teller Herschmann, S'il sauve Mathélé, je la lui donne pour femme. Que Dieu me punisse, que la terre s'ouvre et que le feu des enfers m'engloutisse si je ne tiens pas ma promesse ! mais s'il ne la sauve pas, il ne l'aura pas !
- Tu as donc perdu l'esprit ? répliqua Bienenfeld ; si Abner ne sauve pas Mathélé, si elle meurt, il ne pourra jamais la prendre pour femme.
- Hélas ! je n'ai déjà plus ma raison, soupira Teller Herschmann.
Bienenfeld envoya aussitôt un télégramme à Abner, et, lorsque l'étoile du soir communiqua la joyeuse nouvelle que la « longue nuit » était passée, et que Dieu s'était réconcilié avec son peuple, Bienenfeld, accompagné d'Abner, entra dans la chambre de la jeune fille.
- Eh bien ! Mathélé, s'écria Bienenfeld en riant, veux-tu guérir et redevenir sur-le-champ en parfaite santé ?
Mathélé lui répondit par un sourire plein de tristesse.
- Tu ne veux pas ? s'écria le bon oncle ; attends, je vais te donner une ordonnance que tu suivras volontiers, et qui te rendra tout de suite la santé. Il s'assit à la petite table qui avait servi à Mathélé à écrire son journal mélancolique et ses lettres à Abner, et rédigea ce qui suit sur un morceau de papier : « Recipe Abner Barach, du matin au soir, durant toute ta
vie. » Voilà ! dit-il, en remettant l'ordonnance à Mathélé qui, après avoir lu, commença de sourire, mais, cette fois, d'un sourire rayonnant, où brillait une douce espérance.
- Il sera ton mari ! s’écria Teller Herschrnann, mais à une condition : c'est qu'il te sauve.
- Voyons ! Mathélé, ajouta l'oncle Bienenfeld, il faut que tu guérisses. Le veux-tu ou ne le veux-tu pas ? J'espère que tu ne vas pas, à ton tour, faire l'entêtée, méchante fille ?
- Oh ! je me sens déjà presque guérie, murmura-t-elle en regardant tendrement Abner à genoux devant elle, et qui lui couvrait les mains d'ardents baisers.
***
L'aimable Mathélé guérit en effet, et rapidement, grâce à la science et au dévouement de ses deux médecins, mais surtout grâce à cette douce et souveraine médecine de l'amour, qui verse le baume de la vie dans les cœurs malades jusqu'à en mourir, et qui fait tout renaître et refleurir dans la nature.
Quand revint le printemps, la charmante jeune fille s'épanouissait de nouveau au milieu des fleurs, et rivalisait avec celles-ci de grâce et de fraîcheur.
L’été venu, elle était l’épouse d’Abner, et en train de se construire un gracieux petit nid au milieu des pièces anatomiques, des préparations et des instruments scientifiques de son mari.
Article publié précédemment dans la Centrale n°353 - septembre 2019.
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