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Anatole Leroy-Beaulieu ou le culte de la liberté

Photo du rédacteur: Sarah BorenszteinSarah Borensztein

Dernière mise à jour : 18 févr. 2022


À la fin du XIXe siècle, la France vit apparaître un personnage des plus surprenant. Issu d'un milieu bourgeois, fervent catholique et libéral convaincu, Anatole Leroy-Beaulieu fonda l'essentiel de sa renommée et du respect qu'il inspirait à ses contemporains, sur ses qualités d'historien et, en particulier, d'historien de la Russie des tsars. Toutefois, aux côtés d'un corpus assez impressionnant sur le sujet, l'auteur en aborda d'autres parmi lesquels, celui qui retiendra ici notre attention : l'antisémitisme. Ce thème semblait, en effet, cher à l'écrivain français qui se voulait pourfendeur de l'intolérance, quelle qu'elle soit. Professeur d'Histoire contemporaine et des affaires d'Orient à l’École Libre des Sciences Politiques de Paris (dont il devint directeur en 1906) et membre de l'Académie des Sciences Morales et Politiques dès 1887, ce brillant chercheur et intellectuel, tant homme de science qu'homme de foi, défendit ses idéaux égalitaires avec conviction et doigté.


Anatole Leroy
Anatole Leroy-Beaulieu

Dans une époque qui fut tourmentée par l'Affaire Dreyfus et les agitateurs d'opinion publique qui l'escortèrent, Leroy-Beaulieu s'attela à démanteler le concept d'antisémitisme en en démontrant, méthodiquement, le non-sens absolu.


La fin des années 1800 a effectivement vu déferler un torrent de haine et d'affrontements idéologiques autour, notamment, de la question du sort des Juifs. Ainsi du tristement célèbre Édouard Drumont, fervent catholique, lui aussi, et sympathisant socialiste qui déploya ses diatribes antisémites avec une indubitable rage dans les colonnes de son journal, La Libre Parole et dans son « best-seller », La France Juive. Ce charmant écrivain avait un alter-ego dans les rangs socialistes anticléricaux : Henri Rochefort, qui fut rédacteur en chef du journal quotidien L’Intransigeant. De même, ces relents pestilentiels semblaient flotter autour de la personne d'Alphonse Daudet ainsi que de son fils, Léon, admirateur et proche de Drumont.


Parallèlement, cette fin de siècle connaissait également des personnalités comme Émile Zola, l'auteur de l'historique J'accuse, paru dans L'Aurore du 13 janvier 1898 et qui participa à la libération d'Alfred Dreyfus. Cet article aurait, par ailleurs, été conçu avec l'aide d'un jeune écrivain juif à sympathies anarchistes : Bernard Lazare. Toutefois, avant de prendre conscience des dérapages de haine aveugle dans lesquels l'antisémitisme entraînait la France, le brave Zola avait, lui aussi, quelques tendances intellectuelles peu flatteuses sur le sujet...

Ainsi donc, en ces temps tourmentés de la République, la haine du Juif ou, tout du moins, la méfiance à son égard était monnaie courante dans certains milieux lettrés.


Édouard Drumont

C'est dans ce contexte que nous allons appréhender la pensée d'un auteur injustement méconnu du grand public et qui, nous allons le voir, bien que restant un produit de son époque (usant sans complexe de vocables tels que « race », « sang » ou « exemplaires de type juif »), avançait des thèses pour le moins engagées et surprenantes. Engagées, car non content de prendre la défense des Juifs, Leroy-Beaulieu n'hésitait pas à le faire en des lieux où le camp adverse était en terrain conquis. Surprenantes, car l'historien paraissait doté d'une certaine clairvoyance sur l'avenir des Juifs et de la haine millénaire qui semblait les poursuivre.


Trois ouvrages retiendront ici notre attention : Israël chez les nations (1893), L'Antisémitisme (1897) et Les Doctrines de haine : l'antisémitisme, l'antiprotestantisme, l'anticléricalisme (1902). Tout au long de ces travaux, l'on retrouve un fil conducteur, une unité de pensée ; l'argumentation s'étoffe mais garde le même cap. La haine de l'autre, du différent, est pointée du doigt avec une grande subtilité. En lieu et place d'une approche offensive et moralisatrice, l'auteur se met dans la peau de l'antisémite, tente d'appréhender, méthodiquement, chacun de ses postulats pour ensuite les décortiquer et en démontrer le caractère erroné ou les facteurs qui sont à l'origine du fait souligné.


Dans son équation, l'auteur conserve deux constantes qui auraient, selon lui, façonné le Juif moderne : le Talmud et l'Histoire. En effet, à travers ses différents ouvrages, il reprend toutes les doléances que l'antisémite alpha va reprocher aux Juifs et démontre que, lorsqu'elles contiendraient un fond de vérité, elles ne seraient que le fruit du sort que le monde chrétien a réservé aux israélites depuis des siècles. Ainsi de l'esprit communautariste, qui ne serait que le produit de la ghettoïsation et des nombreuses discriminations dont les Juifs ont fait l'objet. De fait, l'écrivain français considère que l'isolement et l'emprisonnement d'une communauté religieuse dans un espace défini, ne peut mener qu'à un repli sur soi, même après abolition des ghettos. Le Talmud aurait, quant à lui, façonné l'esprit des Juifs depuis des siècles et, par conséquent, il semblerait naturel que sans possibilité de contact avec le reste du pays, ce code légal et moral soit le seul qu'ils connaissent ; ce qui, de facto, crée une barrière culturelle et identitaire avec le reste de la société française.


À côté de ce « problème d'intégration », l'un des griefs les plus importants adressés, à l'époque, à la communauté juive, était celui d'être les responsables de la déchristianisation des sociétés modernes, de la laïcisation de la France. Cette idée était en grande partie alimentée par des thèses conspirationnistes (véhiculées, notamment, par ce bon Drumont) qui voyaient en la communauté juive et la Franc-Maçonnerie, une coalition ayant provoqué la Révolution dans le seul but de nourrir ses ambitions propres : s'approprier davantage de droits et d'influence (rappelons que 1789 a été l'élément déclencheur à l'émancipation des Juifs en France, jusque-là citoyens de seconde zone), faire reculer le pouvoir ecclésiastique et imposer la séparation Église-État. Cette théorie, Leroy-Beaulieu n'y croit pas. Certes, il considère les Francs-maçons comme partiellement responsables mais il ne manque pas d'ajouter que la déchristianisation et la lutte contre la mainmise religieuse sur les structures étatiques n'avaient pas attendu une quelconque implication des Juifs pour exister. L'historien rappelle, d'ailleurs, le discours de Voltaire qui, nous le savons, était loin d'être philosémite et qui, parallèlement, conspuait les clercs.


Autre source d'animosité à l'égard des Juifs de France à la fin du XIXe siècle : la race ou, pour employer les termes de l'écrivain, le « grief national ». Or, pour Leroy-Beaulieu, il est clair que si l'idée d'un lien entre religion et nationalité a fait son temps, celle d'un lien entre race et appartenance nationale fera bientôt de même. Pour lui, le concept racial dans ce prisme de pensée sera bientôt complètement suranné. Par ailleurs, il avoue ne pas croire sincèrement à l'existence d'une « race sémite » différente de la « race aryenne ». Il ne croit tout simplement pas à l'idée même de « race pure » car il considère que toutes les nations sont issues de mélanges entre les peuples et que ni le sémite ni l'aryen ne font exception à la règle.


Enfin, l'un de ses sujets « fétiches » reste, à la lecture de ses divers ouvrages sur le sujet, le lien malsain entre socialisme et antisémitisme. Le second serait, pour l'auteur, une déviance facile et lâche du premier. L'idée étant que le socialisme, le vrai, nécessite, comme tout engagement, une mise en danger de sa personne. Cette mise en danger serait ici causée par la cible privilégiée du socialisme : le bourgeois. Or, nous dit Leroy-Beaulieu, la catégorie « bourgeois » recouvre un éventail assez flou de citoyens, si bien que l'on sait où elle commence mais pas forcément jusqu'où elle pourrait s'étendre... Le militant risquerait ainsi de se retrouver pris à son propre piège et devrait faire les frais des idéaux qu'il a prêchés. L'antisémitisme, lui, a cet avantage de maintenir les ennemis à abattre dans une catégorie imperméable et bien délimitée : le Juif. Forcément, la prise de risque s'avère alors quasi nulle puisque le Français chrétien ne risque pas d'être englobé, du jour au lendemain, dans le groupe des fils d'Israël. Ainsi donc, le socialiste désireux de lutter contre le capitalisme et les banques mais soucieux de préserver son petit confort, verra dans le mouvement antisémite une voie idéale puisque... « les Juifs ne détiennent-ils pas le monopole de la finance ? » C'est là le « socialisme des imbéciles » auquel Auguste Bebel, socialiste contemporain de Leroy-Beaulieu, faisait allusion en cette aube de XXe siècle.


Toutes ces thèses, l'historien français n'hésita pas à les présenter dans une conférence à l'Institut catholique de Paris, en 1897, sous  le titre L'Antisémitisme (exposé qui sera publié, la même année, sous forme de brochure). Or, si l'on en croit les écrits de Drumont, les étudiants de cet institut avaient des convictions peu compatibles avec celle de Leroy-Beaulieu... Ces derniers ont, d'ailleurs, manifesté leur mécontentement, voire leur colère, durant l'exposé et n'ont pas hésité à chahuter et huer le conférencier. Cependant, notre écrivain ne s'est pas laissé démonter et a répondu posément à chaque interpellation. À n'en point douter, son engagement était sincère et profond, ce qui lui valut le respect et l'affection de la communauté juive de France.


En ce qui concerne la clairvoyance dont l'historien français fit preuve dans ses travaux, elle se retrouve à différents niveaux. Celui-ci affirmait notamment, en cette fin de XIXe siècle, que l'antisémitisme allait malheureusement perdurer tout au long du XXe et, peut-être même, survivre au judaïsme, appelé, lui, à disparaître. En effet, il affirmait que la religion juive subissait déjà quelques mutations et allait peu à peu s'aliéner voire se laïciser pour, finalement, disparaître. Aujourd'hui, nous observons effectivement le phénomène du Juif athée (l'Histoire y a, comme on le sait, sa part de responsabilité) et, comme le prédisait Leroy-Beaulieu, les changements au sein du judaïsme, sa laïcisation dans certains lieux ou encore, le caractère purement culturel qu'il lui arrive de prendre, n'empêchent aucunement l'antisémitisme de poursuivre son œuvre dans l'époque qui est la nôtre.


Concernant la reconstitution de l'État Israël, l'auteur n'y croyait pas avec force et s'interrogeait sur le sort de la (grande) Syrie si l'Empire Ottoman venait à s'effondrer. Cependant, ce qu'il avait prévu c'est que les Juifs de France seraient rares à vouloir s'expatrier au Moyen-Orient (notons que des événements récents ont quelque peu changé la donne concernant l'émigration française actuelle) et que la grosse majorité des Juifs qui feraient leur Alyah seraient originaires d'Europe de l'Est, étant données les conditions de vie déplorables qu'ils connaissaient dans leurs pays respectifs. Sur ce point, encore, nous ne pouvons que constater qu'il avait vu juste, si l'on considère les premières grandes vagues d'immigrations (issues, outre de l'Allemagne, de Russie, de Pologne ou de Hongrie) ainsi que celles des années 90 (issues de l'ex-Union soviétique).


Sa clairvoyance, son courage, sa finesse intellectuelle, ses talents d'historien mais également d'écrivain, font d'Anatole Leroy-Beaulieu un indispensable de la littérature française et, même, de la sociologie puisqu'il cerne ses contemporains avec grande subtilité. Ses détracteurs furent nombreux, ses admirateurs également, les deux champs se recouvrant, d'ailleurs, parfois de façon troublante car la sincérité et la science qu'il investissait dans ses combats forçaient le respect. Tout au long de sa vie, il défendit avec force et conviction ce qu'il considérait comme un fondement de l'esprit chrétien, libéral et républicain : la liberté...


Première publication dans la Centrale n°334 (décembre 2014)



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